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« Il faut traquer les bébés »

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Dans le Minnesota, un centre correctionnel à sécurité réduite cherchait un système pour surveiller les détenus sans être obligé de s’entourer de miradors, de murs et de barbelés. Voilà la solution qui a été trouvée : « Un système sans fil de pistage de détenu qui informe continuellement le centre de contrôle de la position de chaque délinquant dans le centre. Le système fournit des informations claires et rapides sur la situation de chaque détenu pisté et permet ainsi d’améliorer immédiatement la sécurité aussi bien des employés que des détenus1. »

Il suffirait, à peu de choses près, de remplacer les mots « détenu » ou « délinquant », par le mot « bébé » et ce texte pourrait tout à fait décrire le dispositif mis en place dans la maternité du centre hospitalier intercommunal Le Raincy-Montfermeil. On propose aux parents un bracelet électronique « léger et hypoallergénique [sic]2 » permettant de savoir où est le bébé dans le service et donc d’empêcher les échanges d’enfants, les enlèvements par un étranger ou même par une mère qui a perdu ses droits sur son bébé.

« Et alors ? » – Me direz-vous. « Que trouvez-vous à redire sur un système qui permet d’empêcher le drame d’un rapt de nourrisson ? » « Oh, je n’ai rien contre le système qui empêche un enlèvement, par contre peut-être peut-on discuter du système qui surveille, contrôle, angoisse. » Or, c’est du même système qu’il s’agit. Mais nous sommes tellement englués par la peur que nous retombons systématiquement dans une évaluation biaisée. Tout est bon pour nous mettre hors de danger. Nous surestimons gravement ce qui prétend assurer notre sécurité en limitant notre liberté. Alors voici quatre petits arguments pour tenter de nous désengluer.

Un argument « mathématique ». Rétorquons sur le terrain même de l’évaluation des risques. Dans la maternité en question, il y a eu trois enlèvements en cinq ans et plus de 10 000 accouchements. On peut donc évaluer grossièrement le risque de l’enlèvement d’un nourrisson dans cette maternité à 0.03 %. Rappelons que le taux de mortalité infantile est plus de dix fois supérieur (environ quatre pour mille). De plus, ces enlèvements se terminent rarement d’une manière tragique et les bébés sont rapidement retrouvés. Est-il rationnel de généraliser ce système de surveillance électronique dans les maternités connaissant la faiblesse des risques en cause et les problèmes financiers, psychologiques, éthiques qui sont posés ?

Un argument « technologique ». Les technologies de tracking sont polyvalentes. Elles s’appliquent à tous sortes d’objets, de l’animal sauvage au nourrisson en passant par les détenus, les employés et les marchandises. Elles possèdent toujours plusieurs finalités différentes, protéger mais aussi surveiller, assister non sans exercer quelques contraintes, rassurer tout en inquiétant. De ce fait, elles produisent un brouillage esthétique entre ces objets et ces finalités. On ne sait jamais exactement où l’on se situe dans l’organisation protéiforme et mobile du contrôle. L’image du nourrisson bagué évoque aussi celle de l’oiseau migrateur avec sa balise Argos ou du criminel sexuel avec son bracelet électronique. On veut ainsi protéger le bébé ? Oui, mais on ne le fait pas sans le transformer en un corps qui doit déjà rendre compte du moindre de ses déplacements.

Un argument « psychologique ». Juste après l’accouchement, il est souvent difficile pour la mère de laisser son bébé. Elle veut savoir où il se trouve en permanence. Elle a tellement peur qu’il arrive quelque chose à son enfant qu’elle est prête à lui attacher à la cheville le mouchard électronique qu’on lui propose. Le moment est « bien » choisi. Comment avoir la force de refuser dans ce moment de fragilité ? Le bracelet électronique peut recréer un cordon ombilical virtuel et transformer ainsi la maternité en une pellicule protectrice comme l’était le ventre de la mère. Mais il ne le fait pas sans objectiver le corps du nourrisson. Il devient une chose sur laquelle s’exerce un pouvoir de surveillance sans faille, support d’un fantasme parental de toute puissance ou sur laquelle se projette une angoisse infinie. Le bracelet matérialise sur le corps de l’enfant ces pathos contradictoires de la parentalité que sont le pouvoir et l’impuissance.

Un argument « éthique ». Enfin, il s’agit de se demander quelle vie on veut mener. On ne peut pas choisir un tel dispositif sans donner à son existence la tonalité d’une angoisse sans fin. Car pourquoi s’arrêter à la sortie de la maternité ? Les risques seront autrement plus importants à l’extérieur. Et d’ailleurs, il existe des doudous et des casques de vélo GPS pour continuer à protéger/traquer son enfant. Jusqu’où et jusqu’à quand ? Finalement, il faudra qu’il meure cet enfant pour nous libérer et se libérer de cette inattaquable sollicitude.

Tous ces arguments sont inutiles parce que nous avons peur ? Mais la peur ne justifie rien, elle se combat.

Article paru dans Philosophie Magazine, Numéro 10, mai 2007


1 Traduction d’une brochure de la société Elmo-Tech qui fournissait la France en bracelets électroniques pour détenus. Source : www.elmotech.com

2 Le Monde du 12 avril 2007

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