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Q… comme Qui ?

Je ne suis pas à l’aise avec la question : « Qui gouverne ? » « Qui est au-dessus et qui est en-dessous ? » etc. Ce sont des questions très rebattues, lourdes, chargées de pathos, que je vais prendre avec un peu plus de distance. D’abord, on peut effectivement constater qu’il y a des gens qui tirent mieux leur épingle du jeu social que d’autres. Que ce soit comme autorité, puissance économique, ou liberté de pensée et d’action. Il y a des groupes repérables, sociologiquement ou politiquement, qui sont plutôt du côté des dominants ou des dominés. Je suis bien loin de penser qu’il n’y a pas de hiérarchie sociale ! Il est possible de faire ce genre de typologies, ça peut certainement être utile.

Mais, en suivant Foucault et Deleuze, quand on s’approche de ces divisions souvent binaires entre dominants versus dominés, si on les travaille, elles éclatent et elles laissent place à un réseau complexe de relations de pouvoir qui est plus ambigu et plus désarmant. Il y a le manager essoré par son supérieur hiérarchique, par les chiffres qu’il doit atteindre, par la résistance des ses subordonnés, par la course obligatoire à la promotion « séparés par leur incessante concurrence, toujours pressés par le fouet, dans la consommation ostentatoire du néant1 ». Il y a le subordonné, l’exécutant, déshumanisé, aliéné et exploité, aux revenus insuffisants et à la situation précaire, qui ne hait personne plus que son inférieur direct, parce qu’il lui renvoie l’image de sa propre condition servile et parce qu’il lui permet d’être dans une position dominante, aussi misérable soit-elle.

Alors, on pourrait être tenté de laisser tomber la question du « qui », en répondant : « Ben, personne ». Personne. L’exercice du pouvoir actuel est social, anonyme, relationnel, machinique. Il n’y a personne aux manettes, ou plutôt tout le monde. Chacun participe au fonctionnement de ces institutions-machines, à la place qui est la sienne. Or, le pouvoir en tant qu’il est machinique est ce qui nous préoccupe, c’est notre problème. Notre problème étant moins de savoir comment mettre les « bonnes » personnes aux commandes que de comprendre (identifier, déconstruire évaluer) comment ce pouvoir fonctionne pour mieux pouvoir y résister et, peut-être, concevoir d’autres institutions.

Pour autant, une fois cette précaution posée, il ne faut pas balayer aussi vite la question des positions dans ce réseau machinique. Toutes les positions ne se valent pas, c’est évident en termes de revenus et de pouvoir. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est qu’elles ne se valent pas parce qu’on n’y vit pas la même chose. Comprendre aussi la différence hiérarchique comme différence existentielle ; ça ne fait pas la même vie. Poser l’argent comme valeur principale de réussite et exploiter d’autres personnes pour y arriver, ce n’est pas la même forme de vie que de chercher une activité qui serait à la fois utile à la communauté et épanouissante pour soi, source de joie. Et ce n’est pas la même chose qu’être au chômage par exclusion ou refus.

Ce n’est pas pareil de devoir donner des ordres ou de devoir y obéir, même si, la plupart du temps, on est dans les deux positions à la fois. Et, dans ce cas, il n’est pas indifférent d’être n+3, n+1, n-2, pour reprendre ces délicieuses expressions managériales. ça ne fait pas la même chose qu’être salarié, sous-traitant ou propriétaire des moyens de production.
Dans La zone du dehors d’Alain Damasio, n’importe qui ne peut pas être le président A, même si lui-même clame qu’il pourrait être n’importe qui. Qu’il est n’importe qui. Justement pour masquer ce qu’a de singulier, de non-partageable, le désir du pouvoir de commander. Pour Captp, le résistant insurrectionnel, le fait d’accepter le ministère de l’éducation proposé par le président n’impliquerait pas seulement les catégories morales et politiques classiques de la compromission, ou de la trahison, mais un changement existentiel radical. Il ne pourrait plus « vivre sa vie », c’est pourquoi il refuse ; ce qui ouvre la brèche d’une ligne de fuite destructrice et créatrice vertigineuse.
On peut donc dire que ce genre de ruptures éthiques a quelque chose d’absolu (ce qui est paradoxal mais non moins vécu). La « décision » (je reviendrai sur ce terme trompeur de « décision ») d’accepter une position donnée dans les jeux machiniques du pouvoir transforme toutes les dimensions de la vie qu’on va mener – sa forme, sa matière, ses pensées et de ses affects, enfin toute la texture inépuisable qui caractérise une vie. Et cette décision est absolue parce qu’on n’a qu’une vie. Je me permets de le rappeler avec la naïveté qui s’impose.

Ces quelques indications poussent à poser la question du « qui » d’une autre manière, « à la Nietzsche ». Les différentes positions, économiques, sociales, politiques, représentent des types humains (trop humains) et un type, au sens nietzschéen, désigne une certaine manière de désirer. Les positions, non pas qu’occupe, mais qu’on pratique, encore et encore, impliquent des valeurs morales et sociales, des normes de comportement, des schémas de relation avec les vivants et les choses, des récits identitaires, des habitudes, des manières d’éprouver et de juger, toute une « logique de la sensation ». Au final, plus qu’une vision du monde, une manière d’être au monde.

Par exemple, le fait d’exercer un pouvoir hiérarchique au travail implique une formation profonde du sujet. On ne peut pas endosser le costume du « boss » qui fait bosser la journée et puis rentrer chez soi, devenir quelqu’un d’autre en changeant de « costume ». La répétition de la performance du chef configure bien plus profondément l’existence. On parle en général de « seconde nature » pour nommer cette couche de personnalité qui n’est ni notre nature « authentique » (première), ni un simple jeu d’acteur (artifice). Ce qui implique que, oui, on ne se débarrasse pas si facilement de ce qui nous colle à la peau, mais qu’il y aurait aussi en nous un « cœur pur », le diamant inaltéré de notre vraie nature, qu’il serait toujours possible d’exhumer.

Or, intégrer, intérioriser, incorporer, une dissymétrie de positions qui permet de donner des ordres et d’être obéi, c’est-à-dire une coupure de réciprocité avec les autres, conduit à se vivre comme un être d’une nature fondamentalement différente que ses subordonnés. Ça me fait penser à un morceau du groupe Stupeflip, « A bas la hiérarchie » : « Tu te crois supérieur parce que t’es mon supérieur ! ». Cette subjectivation produit plus qu’une opposition d’intérêts, qui reste limitée à un contexte, à un temps, un lieu, un statut etc., qui reste politique au sens classique. Elle produit une animosité plus générale et profonde avec les représentants de la race des inférieurs.
Cette animosité rend impossible un langage commun, non seulement parce que les mots n’ont pas le même sens pour les uns et les autres, mais finalement parce que les autres ne parlent pas vraiment ; ils hurlent, ils baragouinent, ils grognent (la fameuse « grogne sociale » n’est-ce pas ?).
Et puisqu’on n’a pas le même langage, nous sommes des animaux les uns pour les autres, des proies et des prédateurs, ou encore le berger, le chien du berger, la brebis du troupeau ou le mouton noir… L’animosité ambiante alourdit encore l’atmosphère déjà empoissonnée par la pollution industrielle et le système ubimédia (encore La zone du dehors) de surveillance et de suspicion généralisées.

C’est dans cette perspective que la question du « qui » possède des enjeux éthiques et politiques concrets et décisifs. C’est d’abord une question éthique comme effort pour transformer sa manière d’être. Le geste d’accusation ou de condamnation du « qui » adressé aux autres est problématique ; contre celui qui est en dessous, c’est un geste pitoyable ; contre celui qui est au-dessus de moi, c’est mieux mais insuffisant.
La question du « qui », il faut d’abord se la poser à soi-même, ça implique aussi de poser la question aux autres, mais d’abord en commençant par soi (il faut faire son auto-analyse avant d’être analyste, non ?). Surtout dans un système machinique où je participe toujours de la domination générale, en particulier par ma manière de désirer. Si je garde une disposition de chef et/ou de subalterne, comment pourrais-je transformer ma morgue ou ma plainte en déconstruction des manières de gouverner instituées, imaginer des agencements collectifs différents, voire m’associer avec les autres pour essayer de les réaliser ?

La question « qui » se déplace alors d’un terrain sociodémographique, empirique et descriptif, vers un terrain éthique, celui des décisions existentielles de portée absolue. Je ne dis pas décision volontaire, choix, je dis décision dans le sens, très stoïcien, que Deleuze lui donne. Il ne s’agit pas d’une décision souveraine de faire ceci ou cela au moment où je le veux. Le sujet comme conscience souveraine est un mythe qui masque le véritable champ éthique. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’une décision se prépare, une prise de conscience ne suffit pas, c’est une ascèse quotidienne (de askêsis, exercice, entraînement, pratique).
Une décision n’est compréhensible que sur la base des petits efforts continus pour transformer sa manière d’être habituelle, son éthos. Et ces efforts ne sont pas l’expression héroïque de la volonté, ils expriment des arrangements permanents entre les tendances plus ou moins conscientes et plus ou moins antagonistes du sujet, en relation avec les autres, la société et le monde. Alors seulement, des événements peuvent être dits décisifs en tant que la réaction qu’ils provoquent cristallise, comme dans un flash, « qui » nous sommes devenus. « Devant l’obstacle, tu verras, on se révèle2 ».

Pour autant, dès que l’on branche ce souci de soi éthique sur un souci des autres, un souci de soi avec les autres, il y a un double danger de dépolitisation. Premier risque, cette ascèse peut finalement se réduire à une « esthétique de soi ». Par exemple sous la forme d’un néo‑dandysme ludique « californien ». Est-ce que le monde actuel ne nous permet pas d’être ce qu’on veut, comme les publicités ne cessent de nous le chanter ? On serait bien des ingrats de cracher dans la soupe. Autant piocher comme on voudra dans l’« ubimarché » des styles d’existence qui sont des marchandises et des marchandises nécessaires pour adopter un style d’existence.
On remarquera évidemment la parfaite adéquation avec l’ordre socio-économique hégémonique capitaliste. Plus j’ai d’argent, plus je peux piocher librement, et plus je pioche librement plus je peux augmenter mon employabilité dans les rapports de production actuels dont le startupper visionnaire de la Silicon Valley est devenu le héros, une fois devenu milliardaire…

Second risque, on veut au contraire exister pour les autres comme un « qui » authentique. Celui que je pense être n’existe réellement qu’à la condition d’être reconnu. Je veux qu’on respecte mon identité, ma personnalité, ma dignité. Mais ce besoin de reconnaissance tend à devenir réification, dépendance, aliénation, là aussi. Réification, c’est-à-dire devenir un objet pour les autres. J’y gagne une densification de mon existence comme être dans le monde et pas simple esprit, une manière de combler mon manque à être. En même temps, je suis figé, fixé, fossilisé, formaté, comme objet du désir des autres. Difficile d’articuler cette objectivation avec un processus de subjectivation autonome.
C’est la grande difficulté des revendications identitaires des minorités, ou plutôt des « minorisés ». En exigeant la reconnaissance de cette identité en tant qu’elle est le résultat d’une assignation sociale violente, on risque toujours de s’y retrouver enfermé, même par soi. Parce que cette reconnaissance ne dit rien de « qui » on pourrait devenir, elle parle toujours au passé. On gagne le pouvoir de dénoncer une injustice mais au prix d’un besoin de reconnaissance qui est une logique de soumission aux autres comme juges (à la fois jurys de télé-réalité et magistrats).

Dans les deux cas, au lieu de devenir politique, l’éthique n’est qu’une esthétique. On joue à être ce qu’on désire être ou ne pas être face à un public, réel ou imaginaire. Une instance qui juge : « C’est beau ou pas ? » ; « Ça me plaît ou pas ? » ; « C’est vrai ou faux ? » ; « C’est bien ou mal ? ». On attend avec fébrilité des autres qu’ils nous disent qui nous sommes selon l’ordre social existant, les normes en vigueur, la modalité spectaculaire des acclamations ou des huées. Retour aux stoïciens, orienter son existence en fonction de l’opinion inconnaissable de spectateurs est le comble du pathos, de la folie, de l’aliénation dirait-on aujourd’hui.

Alors que la question éthique, en tant qu’elle est toujours aussi politique, suppose de se demander : « Qui suis-je quand je fais ceci ou cela avec les autres ? » Qu’est-ce que les places qu’on occupent, et les relations que l’on tissent dans chaque situation impliquent en termes d’identité, de personnalité ? D’où la différence fondamentale entre les relations de compétition et de coopération. Dans la compétition, je désire ériger mon ego comme monument de la victoire contre les autres, même si je dois souvent me contenter des ruines de la défaite. A l’inverse, une coopération entre égaux ne peut fonctionner que si chacun adapte en permanence ce qu’il est ; ce qu’il fait, dit, pense ; en fonction des exigences de la tâche à accomplir ensemble.
D’où pas de « qui » unique, imposé et/ou toujours à découvrir, pas d’assignation à une catégorie ou à un personnage spectaculaire, mais un « qui » mobile se construisant selon les particularités de l’action commune. C’est affaire d’action dans des agencements matériels et symboliques de coopération. Nous ne savons jamais mieux qui nous sommes, ou qui nous pouvons être, que lorsque nous définissons ensemble un problème, que nous délibérons des différentes possibilités de le comprendre, de le résoudre et, enfin, que nous agissons pour réaliser ce projet commun. Mais que ces moments sont rares.

1Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni [1978], Nrf, Gallimard, 1999, p. 16.

2Alain Bashung, « Tel », L’imprudence, Barclay Records, 2002


Les articles de ce « débris d’abécédaire » sont issus d’une rencontre avec Alain Damasio organisée par Guillaume Gourgues et Ouassim Hamzaoui le 29 juin 2012 à l’université de Grenoble. Les organisateurs avaient décidé de nous faire réagir sur un abécédaire maison, adapté à nos questions. La journée s’est révélée passionnante (au moins pour nous) et nous pensions en publier le résultat. Cela n’a pas pu se faire, je livre donc ici le résumé de mes interventions sur des sujets aussi divers que la virtualisation, la surveillance, la neutralisation ou la résistance. Dans ces textes, j’ai conservé autant que possible l’oralité de la rencontre.

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