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Z… comme zzzz…

Le Z, ce n’est pas le zig-zag de la mouche ici. Ça a déjà été fait par un gars1. C’est le Z moins créatif du sommeil, zzz… La somnolence comme problème de la résistance. Pour « finir » ces débris d’abécédaire, mais il est bien sûr hors de question d’en finir, il est bon de revenir à cette question lancinante de la résistance qui consiste souvent à nous opposer : « C’est bien joli, tout ça, toute votre philosophie, mais à quoi ça sert ? » Surtout : « À quoi sert votre critique, si elle ne dit pas en même temps ce qu’il faudrait faire ? »
Or, précisément, dire ce qu’il faudrait faire, c’est une position de patricien. Dans une démarche sincèrement critique, c’est une demande qu’il faut refuser. De mon côté, c’est facile parce que je ne suis pas capable d’y répondre, mais je peux en discuter. Pour reprendre l’idée force du roman d’Alain Damasio, La horde du contrevent : une piste, ça ne se dicte pas d’en haut ou a priori, ça se trace à plusieurs. Donc, il faut s’y mettre. Mais nous sommes guettés ici par un danger particulier, celui de la torpeur qui suit la critique.

C’est un problème très classique. Socrate était appelé la « torpille », un poisson électrique, qui assomme ses interlocuteurs par le jeu des questions et des réponses. En démolissant toute prétention de Vérité absolue ou d’Autorité, Socrate fermerait finalement la bouche de ses interlocuteurs : « Tu vois bien que tu ne sais pas ce que tu dis, alors tu n’as plus qu’à te taire ! ». Le risque de toute philosophie critique est de reproduire une posture patricienne en destituant tous les autres de la parole légitime sauf… le philosophe.
C’est en quelque sorte l’enchaînement logique de Platon sur Socrate, qui est aussi une trahison magistrale. Dans le Ménon, Platon reprend d’abord la forme socratique de ses dialogues de jeunesse (comme le Lachès) qui se terminent par le constat partagé d’une impuissance à occuper la position de celui qui sait, en l’occurrence ce qu’est la vertu. Mais à ce moment, Platon se rebelle (contre Socrate donc). On ne peut pas, on ne doit pas s’arrêter là ! Car « cet argument captieux […] nous rendrait paresseux et il n’est agréable qu’aux oreilles des hommes indolents2. » Pour Platon, la recherche en commun est impossible si nous n’avons pas accès à un savoir absolu qui puisse motiver et clore la recherche, terminer la discussion par un point final qui fasse autorité. Et pour fonder ce savoir, il ne faut rien moins que l’affirmation de l’immortalité de l’âme qui a contemplé les vérités éternelles, les Idées, lorsqu’elle n’était pas enfermée dans ce corps et ce monde périssables.
C’est alors qu’il faut être attentif à la manière dont le Socrate, qui n’a pas encore été zombifié par Platon, clôt ses dialogues. Ils ne se terminent pas par une Idée, mais par une aporie. Au départ, des personnages faisant autorité sont questionnés sur ce qu’il faut penser ou ce qu’il faut faire. Dans le cours de la discussion, il apparaît que cette prétention ne résiste pas aux questions de Socrate. L’aporie montre que personne n’a réussi à donner la réponse au problème posé, qu’il faut continuer le travail, et que tout le monde à le droit et le devoir de le faire. L’aporie libère la parole et donc l’action. Elle ré-ouvre un espace égalitaire de complexité et de conflictualité. L’aporie, a– privatif, póros, le chemin, ce n’est pas l’impasse, le mur qui nous bloque. Quel contresens ! Symptomatique, n’est-ce pas ? Au contraire, c’est au début du dialogue qu’il y a un chemin tout tracé par l’Autorité (des patriciens, des normes, des habitudes…). Avec l’échec de ces prétentions, il n’y a plus de chemin, oui, c’est-à-dire un horizon dégagé, un champ ouvert où nous allons devoir tracer nos routes.

Mais, justement, je crois que cette indétermination nous dérange profondément. On préfère les murs aux ouvertures. Devoir tracer sa propre route ? On est fatigués d’avance ! Est-ce qu’on en a même le désir ? Dès que la pente se fait trop raide, qu’un gravier s’est glissé dans la chaussure, ou qu’on a la bouche sèche, on rebrousse chemin. Nous préférons le repos du dogmatisme et condamner Socrate à mort. Ça défoule et ça repose.
En termes de pouvoir et de résistance, nous préférons le schéma binaire de l’opposition entre un méchant pôle de domination et de répression, d’un côté, et les gentils oppressés de l’autre (ou l’inverse de plus en plus). Et nous nous donnons comme but ultime la fin de cette opposition. Soit la réconciliation finale dans la Cité idéale, soit l’Apocalypse. Deux pharmacopées complémentaires : l’euphorisant hallucinogène de l’utopie, le rêve éveillé du système parfait qui n’attend que nous. « Allons-y camarades ! Suivons les nouveaux prophètes ! » Le regard vers l’horizon, le menton volontaire et le bras tendu montrant le chemin, comme ces statues du réalisme national et/ou socialiste. Or, ce stimulant anesthésie en retour l’effort critique. Et gare au bad trip ou à la gueule de bois ! Pas de panique, on peut alors prendre l’autre cachet, le sédatif du nihilisme désabusé : « ça ne sert à rien de s’agiter comme ça ! Pourquoi discuter, penser, chercher, de toute façon ça ne changera rien, on est foutu ! Autant jouir de notre impuissance puisque c’est tout ce qui nous reste. » Un jour la pilule rouge et la pilule bleue le lendemain. Et ainsi de suite. Quoi de mieux pour maintenir le statu quo de l’ordre social actuel ?

C’est vrai qu’il est plus difficile, plus désagréable surtout, de penser qu’on ne peut pas faire autrement que de résister à une situation à laquelle on collabore toujours déjà, et à laquelle on collaborera jusqu’à la fin. D’une part, la résistance n’est pas d’abord affaire de choix volontaire, de décision souveraine, mais d’inertie. On résiste comme des résistances électriques qui laissent plus ou moins bien circuler le pouvoir. Nous ne sommes pas des supraconducteurs. Notre corps, nos habitudes, notre pensée sauvage, opposent toujours un certain délai à notre obéissance, un certain décalage à notre normalité, des excès ou des déficits aux exigences de performance.
D’autre part, nous ne résistons pas d’abord vers quelque chose qui n’existe pas encore mais à une situation actuelle vécue qui est toujours ambiguë. On résiste à des manières d’être gouvernés (et/ou de gouverner) qui sont contraignantes mais aussi productives, répressives et protectrices, ludiques et tristes… Être au monde, c’est être compromis, la résistance à cette situation n’a aucun horizon de sortie. Si ce n’est la mort, c’est-à-dire le néant. C’est pourquoi il faudrait décaler le problème des déceptions idéalistes et nihilistes vers la question pragmatique de la fatigue.
C’est l’éthique, par delà le bien et le mal, qu’on trouve chez les stoïciens, Spinoza, Nietzsche ou Deleuze, et qui est au cœur de la Horde du contrevent. L’éthique qui oppose l’effort au relâchement. Celle qui pose la question : « Que puis-je faire de ma résistance passive ? » Je peux désirer l’affaiblir, parce que c’est trop dur de ne pas se laisser traverser, me laisser emporter par les vents du présent comme un fétu. Je peux désirer la durcir, parce que c’est trop dur de se laisser traverser, je me blottis et je me fige dans les trous de taupes de l’ordre social. Ou j’essaie de jouer avec le vent, m’opposant aux rafales contraires, cherchant les courants ascendants ou le souffle qui pousse dans le dos.

Hunger, de Steeve McQueen, est un film sur la « résistance infinie »3. Il raconte à sa manière comment les prisonniers politiques de l’IRA ont protesté contre leur enfermement et leur statut de droit commun, et pas de prisonniers politiques, dans les prisons britanniques. En 1981, ils résistent d’abord par une grève de la propreté, c’est-à-dire en refusant de se laver et en barbouillant leurs cellules de merde, avant de passer à la grève de la faim. Face à la saleté volontaire, double réaction du pouvoir libéral-répressif thatchérien : on matraque et on nettoie, mieux, on matraque pour nettoyer. On matraque pour leur bien. On les force à être propres. Version biopolitique du « on le forcera d’être libre » de Rousseau.
C’est pourquoi il ne faut pas se contenter d’une critique humanitaire qui condamne le pouvoir lorsqu’il est trop visiblement répressif et brutal. « Emprisonnez-nous ! Mais respectez nos droits ! » Non, les détenus font face à un type de pouvoir bien plus tortueux. Une manière de gouverner qui module son action en fonction des situations, selon tous les registres disponibles, afin de neutraliser ce qui lui résiste. On ne tue pas, on ne laisse pas mourir non plus, on n’abandonne pas les prisonniers, au contraire, on va s’en occuper ! Tu ne veux pas te laver ? On va te passer au jet et au balai brosse. Tu ne veux pas manger ? On va t’apporter un plateau repas, matin, midi et soir.

Dans ce drame du propre et du sale, il y a une scène du film qui expose avec rigueur les jeux de la résistance et du pouvoir. Tous les jours, les prisonniers de chaque cellule de la coursive fabriquent un petit entonnoir avec de la mie de pain pour déverser leur pisse dans le couloir. Les pisses se rejoignent en une flaque continue. Et donc, tous les jours, un gardien, Sisyphe du pouvoir en combinaison, asperge le sol de détergent et racle la pisse pour l’évacuer, la repoussant dans les cellules au passage. On le voit faire pendant une longue, très longue minute. Et ce n’est pas un caprice d’artiste-plasticien. Cette longueur nous fait ressentir une chose essentielle, que le pouvoir est aussi fastidieux que la résistance. C’est toujours à recommencer parce que la résistance, c’est comme la pisse, il y en aura toujours. Alors, bien sûr, tapisser sa cellule de merde et pisser par terre, ça n’a pas l’air de servir la cause révolutionnaire. Du point de vue de l’idéal, l’utilité n’est pas évidente. Par contre, ça sert à faire une chose simple, ça sert à faire chier le monde, encore et encore, jusqu’à la fin, et quand ça sera fini d’autres prendront le relais.
Sisyphe se dédouble. Vous avez d’un côté un Sisyphe qui maintient l’ordre des choses à tout prix, sans cesse et, d’un autre côté, l’effort qui ne cesse de le défaire, au risque de son existence. Nous sommes pris dans cette boucle cybernétique du pouvoir postmoderne : un ordre dynamique sur un désordre endémique. Mais alors on pourrait se dire : « Est-ce que ce n’est pas une position binaire encore plus décourageante que le bien et le mal ? » Non, ce n’est décourageant que pour ceux qui croient à l’idéal, qui désirent les arrières-mondes. Les rapports de l’ordre et du chaos n’ont rien à voir avec une opposition entre le bien et le mal. C’est une dynamique de production, de reproduction ou de transformation des formes de vie éthiques et politiques. Pour autant, ce n’est pas non plus une dialectique. Il n’y a aucun dépassement à attendre, c’est un mouvement infini et indéfini. Et si on accepte (« amor fati ») l’immanence de cette danse entre ordre et chaos, on ne peut pas s’endormir, on ne peut pas être indifférent.

Il n’est pas du tout indifférent d’être d’un côté ou de l’autre, d’être sur la coursive ou dans la cellule. Mais il n’y a pas de « bon » côté, ou de pôle tout puissant. Le gardien, qui est un subalterne, racle machinalement de la pisse tous les jours. Quand on rêve au « Bien » ou qu’on désespère, on peut s’endormir. Quand on sait qu’on est de toute façon dans le combat, on ne peut pas s’endormir. On y est jusqu’au cou et personne ne nous demande notre avis. Dès lors, ce qui compte, c’est ce qu’on y fait.
Rien ne peut être indifférent dans cette situation, parce qu’à chaque instant se jouent des questions tactiques et stratégiques. Qu’on fasse preuve d’un zèle réactionnaire, qu’on se crispe dans le maintien névrotique du statu quo, ou qu’on cherche à provoquer, ou à suivre, un désordre, un décalage, une arythmie, permettant éventuellement une création, souvent par hasard. Tout compte, tout prend une valeur spécifique. Cette pensée de la résistance est insuffisante si on continue d’être jugé et de se juger en fonction de l’idéal. Si on élimine radicalement la transcendance, ce qui n’est pas facile, peut-être impossible, mais si on arrive à penser les choses dans leur absolue immanence, alors la résistance se suffit à elle-même et le nihilisme, devenu affirmatif, est une grande source de joie.
Alors oui, on peut continuer à se lamenter. La résistance n’a comme résultat que de s’en prendre plein la gueule, pire, elle stimule le perfectionnement des dispositifs de mise en ordre. Contourner, détourner, hacker, saboter, les dispositifs de pouvoir provoque des améliorations. Très bien, et alors ? Qui s’en soucie ? Ce sont les fatigués qui se lamentent : « Ah, c’est pas encore fini. On a résisté et ça recommence, encore et encore, en plus dur et plus pervers… » Bin oui, il faut continuer, et ça sera comme ça jusqu’à la fin. Il faudra recommencer, multiplier les expériences, pour faire bouger ce qui essaie de nous figer, existentiellement et collectivement, en pensée et en action. Il faut vraiment être resté un cul béni pour penser que cette aventure là ne se suffit pas à elle-même.

Hunger est un film de prison étrange dans lequel les prisonniers ne cherchent pas à s’évader. Dans la plupart des films ou des séries télévisées, la prison est un lieu dont on essaie de sortir vers la « liberté ». Là non, parce que dehors, c’est pareil. C’est ce que disent les prisonniers, dehors, c’est aussi la guerre, dehors, c’est le même combat. Sortir, ce n’est pas le problème. Le problème, c’est qu’est-ce qu’on fait ici et maintenant parce qu’il n’y a pas d’ailleurs. Bobby Sands suit jusqu’au bout la pente de sa résistance par une grève de la faim qui a un sens absolu, puisqu’il en meurt.

Dans les dernières images du film, son cadavre roule le long d’un couloir sur une civière recouverte d’un drap blanc, entouré par deux gardiens. La porte du fond s’ouvre sur un « extérieur » dont on ne voit rien, on aperçoit juste le corbillard. On en sortira tous les pieds devant. La résistance se suffit à elle-même dans une pensée radicalement athée de la politique dans laquelle nous pouvons nous contenter des péripéties de l’immanence parce qu’on a compris qu’il n’y a rien d’autre.

1Gilles Deleuze et Claire Parnet, L’Abécédaire de Gilles Deleuze, Réalisation Pierre-André Boutang, Vidéo, 1996.

2PLATON, Protagoras, Euthydème, Gorgias, Ménexène, Ménon, Cratyle, Paris, Flammarion, GF, 1967, p. 343.

3Paraphrasant le titre du beau livre d’Alain Brossat, La résistance infinie, Lignes, 2006.


Les articles de ce « débris d’abécédaire » sont issus d’une rencontre avec Alain Damasio organisée par Guillaume Gourgues et Ouassim Hamzaoui le 29 juin 2012 à l’université de Grenoble. Les organisateurs avaient décidé de nous faire réagir sur un abécédaire maison, adapté à nos questions. La journée s’est révélée passionnante (au moins pour nous) et nous pensions en publier le résultat. Cela n’a pas pu se faire, je livre donc ici le résumé de mes interventions sur des sujets aussi divers que la virtualisation, la surveillance, la neutralisation ou la résistance. Dans ces textes, j’ai conservé autant que possible l’oralité de la rencontre.

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