Le travail des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation connaît actuellement des transformations importantes illustrées, en particulier, par une réorganisation des services autour des nouvelles technologies, d’une approche criminologique et d’un management par objectifs. C’est dans ce contexte que le placement sous surveillance électronique mobile (PSEM) s’est mis en place depuis 2006. Doublement innovant, par ses caractéristiques techniques et le cadre des mesures de sûreté dans lequel il s’inscrit, le PSEM révèle avec force les ambiguïtés de la recomposition du champ de la probation en France.
Article publié dans la revue Champ pénal/Penal Field [en ligne], Vol. VIII | 2011.
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La circulaire du 19 mars 2008 relative aux missions et aux méthodes d’intervention des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) a placé la mission de prévention de la récidive comme finalité essentielle de l’action des services. Plus précisément, cette action de prévention est comprise selon deux dimensions : « une dimension criminologique et une dimension sociale […]. Concernant l’aspect criminologique, la prise en charge doit être fortement orientée sur le passage à l’acte, le repérage et le traitement des facteurs de risque de récidive et les intérêts de la victime […]. Concernant l’aspect social, des programmes sont mis en place par les SPIP afin de répondre aux besoins d’emploi ou de formation, et toutes actions collectives de resocialisation 1. » Si la prise en charge doit porter sur ces deux dimensions, reste à savoir si l’une ne l’emporte pas sur l’autre.
La notion d’une action de prévention tournée vers la délinquance n’est certes pas nouvelle dans le cadre d’un travail social pénitentiaire, mais sa compréhension en termes de récidive implique un glissement sémantique important. En 1993, une plaquette présentant les comités de probation et d’assistance aux libérés (CPAL) peut encore écrire : « Prévention de la délinquance. La Justice ne peut seule lutter contre la délinquance. Pour la prévenir, de nouvelles forces issues de la communauté doivent s’allier. […] La prévention, le traitement de la délinquance sont de la responsabilité de tous les citoyens2. » La prévention n’est pas alors tournée vers la récidive, acte d’un individu, mais vers la délinquance, phénomène de société. En tant que telle, les moyens mis en œuvre doivent être collectifs et transversaux reliant l’ensemble des forces d’une communauté partie prenante de ce phénomène. Il s’agit encore ici de la notion d’une prévention globale de la délinquance comme fait social abordé dans une perspective de politique républicaine. Avec le glissement vers la « prévention de la récidive » des années 2000, l’accent est mis sur l’empêchement de la réitération d’un acte isolé par un travail de contrôle et de traitement sur des individus ciblés dans une perspective libérale et défensive. Mouvement décisif vers « une dépolitisation de la question criminelle » (Mary, 1997, 343).
Ainsi, la circulaire de 2008 précise : « Les SPIP interviennent dans le cadre du service public pénitentiaire qui participe à l’exécution des décisions et sentences pénales, au maintien de la sécurité publique et doit s’organiser de manière à lutter efficacement contre la récidive en favorisant la réinsertion des personnes3. » La mission de réinsertion, toujours importante, est subordonnée à un autre objectif qui devient la finalité centrale dans laquelle le champ de la probation trouverait sa spécificité. L’insertion devient un instrument pour arriver à un résultat concret et mesurable de transformation de l’individu vers l’absence de récidive. Or, ceci implique plusieurs déplacements : Premièrement, le travail des conseillers d’insertion et de probation (CIP) se trouve orienté vers une transformation comprise négativement – que l’individu ne fasse pas telle ou telle chose et non qu’il devienne capable de faire telle ou telle chose. Le travail social disparaît moins qu’il n’est instrumentalisé comme moyen de neutralisation. Deuxièmement, cela implique une autre rationalité de répartition des ressources, nécessairement limitées. Plutôt que d’orienter les individus selon leurs besoins personnels et sociaux, il s’agit de les orienter selon les risques qu’ils portent en matière de récidive. Troisièmement, le résultat de ce travail est en même temps déconnecté de son exercice concret. Celui qui travaille avec l’individu ne peut pas savoir s’il récidivera ou non et pourtant son activité devrait être évaluée selon ce critère. Enfin, cette modalité de l’insertion s’accompagne d’une responsabilisation particulière de l’individu. Son insertion est moins un droit, dans la mesure où il pourrait demander à la société des moyens pour l’aider à y revenir après sa peine, qu’un devoir, dans la mesure où la société réclame des preuves de sa volonté et de ses capacités à élaborer et réussir un projet de réinsertion sous peine d’incarcération. « Toute résistance et absence de participation aux activités s’interprètent de fait comme risque de récidive » (Cliquennois, 2006, 357). La relation entre le CIP et la « personne placée sous main de justice » devient donc parfaitement ambiguë. D’un côté, elle se contractualise sous la forme de projets divers (éducatifs, professionnels, comportementaux, sociaux) et, de l’autre, elle repose entièrement sur une menace d’incarcération qui sanctionne l’insuffisance des efforts d’insertion (Razac, 2008a, 119-131).
1. Le « CIP-criminologue »
Cette nouvelle définition des missions implique que les conseillers doivent s’appuyer sur « leurs connaissances en criminologie4. » Or, en 2008, la plupart d’entre eux découvrent qu’ils possèdent de telles compétences. En 2003 encore, la formation initiale de la 8e promotion de conseillers d’insertion et de probation à l’école nationale d’administration pénitentiaire (ENAP) ne prévoit pas de cours de criminologie. Les cours de sciences humaines ont pour objectif de favoriser la « compréhension des situations variées en milieu pénitentiaire [et] les problématiques des différentes populations prises en charge5. » Dit autrement, il s’agit d’acquérir des connaissances capables de soutenir un travail social effectué dans un cadre pénitentiaire, en particulier de pouvoir orienter les personnes d’une manière pertinente au sein du réseau partenarial. Il faut attendre le décret du 6 mai 2005 pour que la prévention de la récidive apparaisse dans les finalités de la formation de la 12e promotion (2007-2009). Cela signifie que lorsque ce décret évoque les « connaissances en criminologie » des conseillers, une telle formation n’existe pas encore. Il convient donc de se demander de quelles connaissances et de quelles compétences criminologiques il est aujourd’hui question dans les métiers de la probation.
Le discours institutionnel émanant de la direction de l’administration pénitentiaire est clairement orienté vers une promotion de la criminologie pour l’ensemble du champ pénitentiaire. Philippe Pottier, alors directeur adjoint à la sous-direction des personnes placées sous main de justice, a ainsi émis le souhait que la criminologie devienne « un champ professionnel pratique » avec une activité de « criminologue clinicien » inspirée de la pratique canadienne (Pottier, 2008, 238-239). En fait, cela serait déjà le cœur du métier des conseillers d’insertion et de probation où se conjuguent « évaluation et traitement. » Il faudrait passer d’une manière empirique de réaliser ces fonctions à une approche rigoureuse. Il s’agit là d’une conception très nouvelle en France et, selon Philippe Pottier, ce changement « est plus de l’ordre de la rupture que de l’évolution continue. » L’origine doit en être recherchée dans l’influence depuis une vingtaine d’années d’un modèle de gestion pénale communément appelé « nouvelle pénologie ». Ce modèle est basé sur une logique pragmatique et probabiliste (et non plus symbolique et rétributive) de protection de la société. Il s’agit d’utiliser la science et la technologie de manière à concevoir un système intégré et rationnel de gestion des phénomènes de déviance criminelle. Cela implique, en particulier, de catégoriser d’une manière « objective » les délinquants en fonction des risques qu’ils représentent pour la société, ou plutôt pour des victimes potentielles, grâce à des grilles de prédiction des potentiels de récidive validées statistiquement. Ceci permet ensuite de proposer des programmes ciblés de réduction des risques en fonction des « besoins » de chaque catégorie. À tous les niveaux, la technologie est omniprésente : les outils informatiques de collecte d’informations, de calcul et de communication sont nécessaires pour produire les profils et permettre l’orientation automatisée des individus, de même que des outils électroniques (bracelets, géolocalisation, détection de la consommation d’alcool ou de drogue etc.) permettent d’automatiser le contrôle des obligations. Au Canada, ce modèle a connu un développement important de telle manière que son système correctionnel inspire de nombreux pays, dont la France. « Toutefois, si ce modèle s’est valorisé par sa démarche structurée, sa rigueur scientifique et son objectif de réintégration sociale, son évolution et sa mise en œuvre soulèvent, vingt ans plus tard, de multiples interrogations quant aux impacts et à la réelle efficacité d’une telle approche » (Vacheret, 2010, 1). Selon Marion Vacheret, le rôle inévitable et majeur de la « science » et de la technologie dans une action de prévention de la récidive en matière de gestion des risques semble impliquer de multiples écueils pour la prise en charge concrète : dépendance envers les outils techniques – subordination face à « l’objectivité scientifique » de l’évaluation – perte de substance de la relation clinique – routinisation d’une pratique d’exécution – déresponsabilisation des agents (Vacheret, 2008). Or, il est frappant de voir qu’au moment même où ce modèle influence d’une manière inédite les grandes orientations de l’administration pénitentiaire française, les critiques sur ses dérives apparaissent de toutes parts, même chez certains ardents promoteurs de la « science » criminologique anglo-saxonne : « Il est regrettable, alors que la science démontre aujourd’hui que les travailleurs sociaux français étaient empiriquement dans le vrai en privilégiant le face-à-face, que leurs précieuses compétences artisanales soient mises en danger » (Herzog-Evans, 2009, 485).
En 2008, le corps des conseillers d’insertion et de probation a connu un mouvement de protestation de grande ampleur. Le déclencheur en est la circulaire du 19 mars 2008 à laquelle les organisations syndicales s’opposent pour des raisons différentes. Le SNEPAP-FSU a plutôt avancé des raisons statutaires, la circulaire ne proposant pas une revalorisation satisfaisante pour les conseillers. L’UGSP-CGT ajoute à ces revendications statutaires une opposition sur les nouvelles orientations professionnelles autour de l’évaluation de la dangerosité, de la prévention de la récidive, de la renonciation au travail social. C’est pourquoi la réponse de l’administration pénitentiaire a porté sur les deux aspects : une redéfinition du métier et des propositions statutaires. Plusieurs travaux conduisent alors à la rédaction d’un protocole relatif à la réforme statutaire des personnels6. Ce protocole est signé le 9 juillet 2009 par les deux syndicats. Le résultat est finalement l’accélération de la transformation du travail social pénitentiaire en cours depuis, au moins, une dizaine d’années en allant plus loin que la circulaire de 2008. Le protocole insiste sur trois points essentiels. D’une part, la spécificité du métier de conseiller d’insertion et de probation le place « désormais clairement sur le champ pénal et criminologique, avec une méthodologie propre et, pour objectif, la prévention de la récidive. » D’autre part, les services pénitentiaires d’insertion et de probation doivent devenir pluridisciplinaires, en particulier par l’intégration du personnel de surveillance et de psychologues. Enfin, il s’agit d’expertiser le transfert de la gestion des surveillances électroniques (PSE-PSEM) aux SPIP qui deviendraient des pôles de surveillance électronique. Et justement, le placement sous surveillance électronique mobile, mesure encore exceptionnelle, cristallise ces évolutions. Il est de ce point de vue à la pointe de la réforme actuelle.7
2. La prise en charge des placés
Libération conditionnelle ou surveillance judiciaire. Les premiers placements ont été sous le régime de la libération conditionnelle, c’est-à-dire d’un aménagement de peine. Ceci a grandement facilité les débuts de l’expérimentation. Mais, dès le printemps 2008, cette modalité d’exécution devient exceptionnelle, remplacée par la surveillance judiciaire qui est une mesure de sûreté. Or, ce passage inverse totalement la polarité de la mesure : des détenus devaient sortir sans contraintes, ils apprennent un peu avant leur sortie qu’ils devront porter un matériel de contrôle inconnu pour un temps relativement indéterminé (au maximum celui des crédits de réduction de peine et réduction de peine supplémentaires). La surveillance judiciaire n’implique aucun volontariat, non seulement elle est vécue sur le mode de la contrainte mais aussi comme une injustice. Dans la mesure où elle repose sur une évaluation de dangerosité – elle est dépourvue de légitimité pénale. Il est alors difficile pour les CIP d’élaborer un projet avec ces personnes.
Cet aspect indique que la nature du placement ne dépend pas seulement des caractéristiques techniques mais également du cadre juridique dans lequel il s’inscrit. La transformation du travail social pénitentiaire suppose ce double glissement : l’utilisation de technologies de surveillance dans un cadre sécuritaire extra-pénal. Pour les personnes interrogées, ce « panoptique électronique » cristallise le passage d’un travail social pénitentiaire vers un contrôle policier comme celui qu’exerce les agents de probation, en particulier aux états-Unis. « C’est du contrôle, puisque l’on a pris cela chez les Anglo-saxons, que l’on agisse de la même façon, qu’on fasse faire cela par des policiers ou des associations privées ! » (CIP)8
Travail social ? L’introduction d’une mesure technologique de sûreté cristallise donc l’opposition entre deux méthodologies de travail et avec elles deux conceptions du métier. D’un côté, un cadre de surveillance et de contrôle technique extérieur à l’individu qui vérifie une conformité de comportement, à cela correspond un métier d’agent de probation. De l’autre côté, un cadre d’accompagnement humain, participatif, qui incite l’individu à construire un projet de réinsertion, à cela correspond un métier de travail social. Il n’est pas question ici de dire que l’un est meilleur que l’autre mais que les personnes interrogées se reconnaissent toutes dans le deuxième métier, pas dans le premier. « Nous, bien évidemment qu’on préférerait travailler les obligations et les interdictions, et les droits, et tout ça, par le biais de la parole uniquement et par le biais de l’environnement socio-éducatif uniquement, parce c’est comme ça qu’on imagine qu’il faut parler à un homme. Ce n’est pas en lui mettant un bracelet qu’on… Mais c’est des considérations de travailleurs sociaux ça ! » (CIP)
Parallèlement, le bracelet est largement accusé d’être une gêne pour le travail social. L’introduction d’un objet technique dans la relation tend à focaliser l’entretien sur des questions relatives à son fonctionnement. L’appareil s’interpose entre le conseiller et le placé dans la construction d’une nécessaire relation de confiance. Il peut, d’une manière très concrète, rompre le fil de la conversation. Plus profondément, la dimension technique s’impose au détriment d’une dynamique du projet spécifique au travail social. « C’était quelque chose de l’ordre d’un parasite de la relation d’accompagnement social. […] Ce qui fait qu’il n’y avait pas de mise en perspective, pas de dynamique, mais seulement à régler des difficultés du maintenant ! » (Chef de service d’insertion et de probation, CSIP)
Or, non seulement le placement est perçu comme un « parasite de la relation d’accompagnement social », mais aussi comme inefficace au niveau sécuritaire. « On s’avoue tous les uns et les autres que ça n’évitera rien du tout, pas plus que la peine de mort n’a jamais rien évité ! » (CIP) Du coup, c’est la pertinence même de l’existence de la mesure qui est en question. Quel est son apport dans la mission de « lutte contre la récidive » ? Si l’on considère cette lutte du point de vue du travail social, elle apparaît comme une gêne, si on la considère d’un point de vue policier, elle apparaît comme inefficace. « Ces gars là, on les suivait avant le PSEM aussi, et il a n’y avait pas forcément plus de récidive pour autant. » (CIP)
Temporalité. « Le PSEM est un nouvel espace d’exécution de la peine, mais c’est aussi dans le temps. On est dans une dimension qui est, que moi, je trouve absolument écrasante. Pas forcément pour les personnes, pour nous aussi en tant que professionnels, parce que, qu’est ce qu’on va faire de tout ce temps ? » (CSIP) La durée du placement pose également la question de la nature du travail mené par le conseiller avec le placé, en particulier le contenu des entretiens. La problématique est ancienne et renvoie à la recherche permanente d’équilibre entre insertion et probation. Les travailleurs sociaux pénitentiaires se trouvent en difficulté lorsque leur marge de manœuvre pour décider eux-mêmes de ces ajustements est réduite par l’évolution de l’organisation de leur travail.
Or, le placement rejoue et transforme cette problématique classique. Le problème n’est plus l’articulation entre temps judiciaire et temps du travail social, mais entre une temporalité indéfinie du contrôle sécuritaire extra-pénal et une temporalité de l’insertion sociale orientée sur des objectifs déterminés (en particulier le logement et le travail). La temporalité du placement ne correspond pas à la temporalité du travail de ceux qui le mettent en œuvre. L’étrangeté du bracelet électronique mobile apparaît crûment lorsque le temps du contrôle se prolonge au-delà du temps du social. « Il arrive un temps où on aboutit quand même, dans l’accompagnement social. Qu’est-ce qui reste à ce niveau là ? Il reste que le contrôle. Et comment on tient une mesure de contrôle sur trois ans ? Moi, je ne sais pas. » (CSIP)
Hébergement et travail. Finalement, quelles sont les tâches qui accaparent les conseillers d’insertion et de probation au début du placement ? : aider la personne à trouver un logement et à trouver un travail ou une formation, c’est-à-dire faire un travail social dans le sens le plus banal. Or, les spécificités du PSEM rendent ces tâches, à la fois, plus importantes et plus difficiles. La plupart des placés sont dans une situation de grand ou de total dénuement à leur sortie de prison. Ils n’ont souvent aucun lieu pour être logé et pas de projet d’activité. Ce problème, tout à fait répandu pour des sortants de prison, prend ici une autre dimension puisqu’il faut un lieu d’hébergement adéquat pour que le placement puisse fonctionner et une activité pour donner des gages de réinsertion au juge d’application des peines. Le travail social est « dramatisé » par la pression sécuritaire et les contraintes techniques, de telle manière que la marge de manœuvre, toujours existante, des travailleurs sociaux se trouve réduite. Pour que l’individu « dangereux » ne sorte pas sans contrôle, les CIP sont sommés de trouver des solutions sociales pour des raisons sécuritaires.
Mais, dans le même temps, le bracelet ne facilite pas la recherche d’hébergement ou de travail. Pour des raisons techniques d’abord, en particulier si le logement ou le foyer ne sont pas couverts par le réseau de téléphonie mobile ou si la nature et les horaires de travail ne sont pas compatibles avec la mesure. « Dans la recherche d’emploi, le test, ce n’est plus la mise en avant des compétences. C’est : « Est-ce que ça passe ou est ce que ça ne passe pas avec le STAR [le récepteur GPS] ? » Voilà, le décalage dans lequel on se trouve quand même. » (CSIP) Pour des raisons sociales, ensuite. Les personnels, collègues, employeurs, locataires, habitants, peuvent être hostiles ou réticents face à ce dispositif inquiétant. Le bracelet, signalant un profil stigmatisé, risque fort de diminuer les chances d’obtenir l’accord d’un propriétaire ou d’un patron qui a l’embarras du choix.
Une « solution » consiste alors à mentir sur sa situation pour tenter d’éviter ces difficultés avec tous les risques que cela suppose. Mais, au delà de ces risques, que penser d’un dispositif de lutte contre la récidive et d’aide à la réinsertion qui pousse les individus à mentir (d’autant plus, peut-être, que ce mensonge « désespéré » n’a quasiment aucune chance de ne pas être dévoilé) ? Et quel positionnement le conseiller d’insertion et de probation peut-il bien avoir face à ce mensonge ? Soit, il pousse le placé à dire la vérité au risque de faire échouer les démarches d’insertion et donc de menacer la réussite de la mesure, ce qui peut signifier une incarcération. Soit, il entre dans le jeu de la dissimulation au prix de contorsions avec les règles, son positionnement professionnel et la relation avec les partenaires.
Famille, entourage, relations. Au-delà de la relation avec les partenaires, centrées sur l’hébergement et le travail, le placement a aussi une influence très forte sur l’entourage du placé. D’une manière générale, le bracelet implique une intrusion inédite du pouvoir judiciaire dans la sphère privée de personnes extérieures à l’action de la justice. Tout d’abord, le placement suppose l’accord de l’entourage s’il faut utiliser un logement en commun. Or, ce volontariat peut être profondément ambigu puisqu’il est obtenu par la menace d’incarcération du proche sous la forme d’un véritable chantage affectif. « Donc, nous en fait, on n’a recueilli que l’avis des parents qui finalement étaient contre, mais bon ! Pour que leur enfant sorte, ils étaient d’accord, mais sur le fond ils étaient contre… » (CIP) Cela est d’autant plus vrai que la cohabitation du placé et de son entourage signifie un partage des contraintes propres au placement. L’autre doit vivre au même rythme que le placé et le dispositif devient une partie intégrante de la relation. Finalement, plus que de devoir supporter les contraintes, ou même de les intérioriser lui aussi, l’autre devient inévitablement une partie du dispositif de contrôle. Par sa surveillance, ses conseils, ses remontrances, l’entourage convertit le contrôle sécuritaire en une neutralisation bienveillante. L’attachement des proches peut devenir un cadre plus contraignant que le bracelet lui-même. « Heureusement, que c’est mon copain qui me remet sur les pas parce que je veux dire, le week-end… Je ne respecterais pas les heures. […] Il n’y aurait que moi, je passerais le week-end chez mes parents, quoi ! Et c’est lui qui me dit : « Non, non, il y a les heures ! » » (Placé) Mais il faut ensuite gérer les ambiguïtés affectives que cette participation aux contraintes suppose.
Comme beaucoup de sortants de prison, les placés sont, pour l’essentiel, des personnes isolées, coupées de leur famille, avec des problèmes affectifs et relationnels importants. Ils doivent porter pendant des mois ou des années un dispositif stigmatisant et très contraignant pour l’entourage. Comme pour l’hébergement et le travail, le bracelet est un obstacle à la resocialisation des individus. On pourrait penser qu’il permet de vivre à l’extérieur, comme tout le monde, alors qu’il crée en fait une barrière invisible et ambiguë avec les autres, qu’il fait des placés des « enfermés dehors ». « Il me le dit : « Si je rencontre quelqu’un, vous ne vous rendez pas compte, je ne peux même pas l’emmener au restaurant un soir par exemple. » Parce qu’il y a les horaires. Si elle me dit : « Tu viens passer le week-end chez moi » Je ne peux pas non plus. » Donc, il ne se voit pas créer une relation. Ce que je trouve un peu pervers dans ce dispositif, c’est que l’on fait ça pour éviter la récidive et en même temps avec ce dispositif là, ça ne permet pas de pouvoir créer des liens avec quelqu’un… » (CIP)
3. Conflits identitaires : le surveillant, le psy et le travailleur social
L’introduction du placement sous surveillance électronique mobile dans le cadre d’un renouveau des mesures de sûreté a été vécu sur le mode de la rupture par tous les personnels d’insertion et de probation interrogés. En raison d’oppositions politiques ou éthiques, mais aussi parce qu’il est perçu comme fondamentalement différent de la conception du métier que se font les agents. « Enfin, voilà ! ça transforme complètement notre métier. […] Ce n’est pas ce pourquoi j’ai passé le concours en tous cas. » (CIP) Cette transformation implique également une perturbation de l’identité professionnelle des CIP. D’une manière schématique, deux cultures ou identités professionnelles, plus ou moins clairement définies – en fait deux autres fonctions – sont perçues comme menaçant l’intégrité de cette identité : une fonction de policier ou de surveillant et une fonction de psychiatre ou de psychologue. Le PSEM, qui cristallise les transformations actuelles pour ceux qui en assurent le suivi, induit des déplacements, des porosités, des confusions de frontières professionnelles qui provoquent, d’un côté, une réaction de rejet face à une évolution vers des fonctions de police ou de surveillance et, de l’autre côté, une répulsion-attirance face à une « fonction psy » d’évaluation et de traitement.
« Il faut quand même réussir à pouvoir créer un lien, si vous êtes uniquement là pour leur rappeler systématiquement que vous êtes [administrateur pénitentiaire]. Les gens ne vont plus rien vous dire. Mais, moi, je ne tiens pas à être un barreau virtuel, j’ai pas envie effectivement de me transformer en barreau virtuel. […] Finalement, faire du gardiennage, voilà ! Moi, je suis travailleur social ! Je ne suis pas un policier. » (CIP) Le rejet de cette fonction de surveillance est en même temps ambigu parce qu’il signifie aussi une certaine réserve face à des éléments essentiels du travail social pénitentiaire : le mandat judiciaire et le contrôle des obligations. Finalement, le PSEM semble pousser les professionnels à se replier sur la partie sociale de leur métier, en réaction face à la rupture d’équilibre entre insertion et probation qu’implique le développement des mesures de sûreté. Cela est d’autant plus vrai que ces mesures font plus que gêner la construction de la relation avec la personne suivie, elles en inverse le sens : de l’élaboration d’un projet vers une simple neutralisation. « Je le serine vraiment avec cela. Je lui dis : « S’il se passe quelque chose sur X, c’est vous que l’on viendra chercher. » […] J’ai l’impression d’être un policier qui est en train d’interroger quelqu’un, c’est vraiment… C’est dérangeant. » (CIP) D’autre part, cette inversion du sens de la relation implique un changement de nature de la responsabilité du professionnel : il ne s’agit pas de faire le maximum pour réaliser un projet (obligation de moyens à polarité positive) mais d’empêcher certains comportements (obligation de résultat à polarité négative). « On se dit que s’il arrive un truc, on va venir nous voir, voilà. On va être responsable parce qu’on n’a pas fait assez bien notre boulot. En même temps, le CIP, il n’a jamais été garant de la non récidive d’une personne. Je ne sais pas, cela se transforme un petit peu. Je me dis, un médecin psychiatre n’est pas capable de dire… Ce n’est pas notre boulot non plus. » (CIP)
Parallèlement, le placement, et d’une manière générale l’importance donnée à la dangerosité, impliquent la présence croissante de considérations psychologiques dans la prise en charge, en premier lieu en ce qui concerne l’évaluation des individus selon des « profils » de risque, de dangerosité. Or, si les conseillers d’insertion et de probation sont les premiers à dire qu’ils ne maîtrisent pas ces catégories, ils sont malgré tout obligés de les prendre en considération, voire de les manipuler. « On a réussi à le convaincre d’accepter une expertise. Il l’a passé le 3 mars. Alors, évidemment, on n’a pas la réponse. Mais ça veut dire qu’actuellement, on ne sait pas trop quel type de personne on a en face de nous. Moi, je suis travailleur social, je ne suis pas psychologue. Alors, il y a des gens qui vont vous dire : « Il est pervers, il est manipulateur. » Il y en a d’autres qui vont vous dire : « Il est psychotique ! » Bon ! Moi, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que c’est un homme en difficulté et que le port du PSEM, c’est quand même quelque chose d’extrêmement contraignant. » (CIP) Dans ce court extrait d’entretien, on peut percevoir les allers-retours ambigus entre la simple réception d’une expertise extérieure (« On n’a pas la réponse… On ne sait pas trop quel type de personne… Je ne suis pas psychologue… Moi, je ne sais pas. ») et une intervention dans le processus d’évaluation, en amont (« On a réussi à le convaincre d’accepter une expertise ») et en aval (« Ce que je sais, c’est que c’est un homme en difficulté »). Dit autrement, la tentative consciente de redéfinir clairement les frontières (« je ne suis pas psychologue ») s’accompagne d’une pénétration largement inconsciente de notions et de logiques « psychologiques » qui sont induites par le type de suivi tout en étant largement non maîtrisées par ceux qui en sont chargés.
En second lieu, la « fonction psy » pénètre la probation par la notion de traitement. La première réaction est, là aussi, de réaffirmer avec force la frontière. « J’ai l’impression qu’on est quand même sur des gens, pour certains, ou si ce n’est pas une maladie psychiatrique en tant que telle, on est quand même sur des personnalités qui nécessitent une prise en charge psychologique et, moi, je ne suis pas psychologue, je ne suis pas formée pour être ça ! Moi, je suis travailleur social. » (CIP) Cependant, sous ces tentatives liminales de poser une frontière claire entre les champs professionnels, ne cessent de circuler des éléments de discours ou de pratiques ; que des conseillers confondent malgré tout leur action avec un traitement, comme le discours institutionnel les invite implicitement à le faire, ou qu’ils s’immiscent directement dans le travail du partenaire psy, sans en mesurer les conséquences. « [Le CIP raconte un entretien : ] Mais, vous en avez parlé au psy de X ? « Ha ben ! Non ! » Qu’il me fait. Je lui dis : « Attendez, ça fait deux ans et demi que vous y allez… » « Je n’y arrive pas. » Ha ben ! Je dis : « Il va falloir ! » Et je dis : « Pour la prochaine fois, alors là, je vous mets en demeure de lui en parler. » […] La fois d’après, hop ! Il lui a déballé tout son sac. Il m’a dit : « Mais, ça m’a fait du bien. » (CIP)
Ce que l’on peut percevoir comme un « repli » sur la partie sociale du métier peut également être compris comme une réaction plus affirmative et positive, bien que défensive dans la situation actuelle, de redéfinition de la profession autour d’une autre perception du « cœur de métier » : non pas « le champ pénal et criminologique, avec une méthodologie propre et, pour objectif, la prévention de la récidive9 », mais un travail d’intégration social multidimensionnel autour de l’activité, du logement et des relations sociales grâce à la construction d’une relation de confiance permettant une orientation adaptée vers un réseau de partenaires.
Ce qui est perçu comme menacé par les travailleurs sociaux interrogés dans le développement des mesures de sûreté est finalement leur liberté d’action, les marges de manœuvre qui leur ont permis jusqu’à maintenant d’interpréter les orientations officielles en fonction d’une idée personnelle du champ professionnel dans lequel ils s’inscrivent. L’inquiétude que des mesures comme le PSEM font naître est de devenir de simples exécutants selon des procédures standardisées, en lieu et place d’une créativité artisanale dans le suivi. « Enfin ! Moi, mon métier, il me plaît parce qu’aussi j’ai une certaine liberté. Quand je prends en charge les gens, je suis conseiller d’insertion et de probation, donc, selon les gens, je vais jouer ou plus sur l’insertion ou sur la probation, au vu des suivis. […] Si à chaque fois que je vois la personne, il faut que j’aie une question qui me soit imposée et ben ! Elle est où ma liberté en tant que travailleur social de mener mon entretien ? » (CIP)
4. Les torsions du travail social pénitentiaire
En réalité, et d’un point de vue plus général, les lignes de tension qui structurent le champ de la probation en France sont plus complexes que cette opposition binaire dégagée par les entretiens. Le prisme du PSEM et des mesures de sûreté a certainement accentué la perception de cette dichotomie : d’un côté, une évolution de la filière insertion et probation autour des axes policier et psychologique en vue d’une gestion de la dangerosité, de l’autre, le refus par les professionnels de cette évolution et la promotion d’une conception plus « classique » du métier comme un travail social favorisant la réinsertion de personnes condamnées. À l’inverse, la position de l’administration pénitentiaire consiste bien à présenter la nouvelle organisation des services comme une rupture dans la continuité, et ce point de vue est partagé par un certain nombre de professionnels. Un texte très riche d’un syndicat favorable à la réforme présente une bonne radiographie de la complexité des différentes lignes de force qui s’entrelacent pour dessiner le champ français de la probation10. L’argumentation repose sur trois éléments. Tout d’abord, il s’agit de réaffirmer une certaine conception de la peine en continuité avec la réforme Amor d’après-guerre et, implicitement, la défense sociale nouvelle. D’une part, « toute peine a dorénavant un « après » comme horizon. » Il faut donner des perspectives aux condamnés et, d’autre part, la peine « ne peut pas s’étendre indéfiniment », selon une logique sécuritaire ou médico-sociale. Deuxièmement, il s’agit de se démarquer d’une conception du métier hostile à la réforme. « Le SNEPAP-FSU rejette aujourd’hui la définition de l’identité professionnelle des CIP en qualité de travailleurs sociaux. » Ceci pour deux raisons. D’une part, cette identité reviendrait à rejeter le positionnement spécifique des conseillers en tant que soumis au mandat judiciaire et donc comme personnel pénitentiaire à part entière. Or, le mandat judiciaire donne des garanties aux personnes prévenues et condamnées, en particulier il limite le temps d’exécution de la peine. D’autre part, le prisme du social encouragerait « une conception restrictive du phénomène de la délinquance et enferme les auteurs d’infractions dans les schémas d’un déterminisme réducteur […] assimilant pénal et social voire délinquance et exclusion. » Ce déterminisme « naturalise » la délinquance et encourage une peine-traitement indéterminée. « Chaque forme du phénomène délinquant s’inscrit alors dans un discours explicatif, souvent plus idéologique que scientifique, dans lequel l’individu est enfermé afin de lui appliquer le « traitement adéquat ». » Troisièmement, les notions de « criminologie, expertise, prévention de la récidive, programmes » doivent permettre de réaffirmer les principes progressistes de la peine autour de l’individualisation et de la recherche d’autonomie face à une identité de travailleur social qui les menace. Plusieurs arguments structurant cette position doivent ici étonner : D’un côté, l’évaluation « scientifique » et le traitement sont fortement critiqués, en particulier parce qu’ils comportent des risques de catégorisation et d’indétermination du temps de la mesure et le travail social est accusé de favoriser ces risques. D’un autre côté, un « nouveau » positionnement des CIP, en véritable accord avec les principes qui ont guidé le développement de la filière, permettrait de contourner ces risques et de dépasser une identité sclérosée. Or, ce positionnement repose sur un « diagnostic » criminologique (peut-il échapper à une prétention scientifique d’évaluation ?) permettant la « différenciation du suivi » (cela permet-il de sortir de « logiques d’assignation » ?), en particulier vers des « programmes de prévention de la récidive » (selon quels critères rationnels un tel programme doit-il prendre fin ?) C’est finalement autour du terme de criminologie et du personnage de « CIP-criminologue » que se renouent toutes les tensions paradoxales du métier. Le criminologue, figure mixte censée refaire le lien dans le triptyque – travailleur social, surveillant, psychologue – est en fait le nom qui réactive le clivage entre travail social et probation. Pour certains, c’est le repoussoir permettant une réaffirmation identitaire défensive : « La notion de méfiance, fer de lance du criminologue, va se substituer à la confiance, notion chère au travailleur social11. » Pour d’autres, il est investi comme une nouvelle identité au prix d’une dévalorisation d’une partie encore essentielle du métier. « Le moment est venu de ramener la probation sur le devant de la scène. […] N’y a-t-il pas encore dans le rapprochement de la probation et du « travail social justice » du fait de la demande d’expertise de plus en plus forte […] l’émergence d’une nouvelle dynamique et d’une nouvelle fonction ou d’un nouveau métier : celle ou celui de criminologue ? » (Pellet, 2007, 60).
Du constat de tensions entre des évolutions institutionnelles et des résistances professionnelles, nous passerions donc à une analyse de l’affrontement entre deux positionnements. D’un côté, certains CIP qui ont un fort sentiment de rupture quant à leur pratique et leur identité expriment une réticence, voire un refus, devant les évolutions actuelles autour de la prévention de la récidive. à ce sentiment de rupture correspondent des stratégies défensives centrées sur une certaine conception du travail social. En face, d’autres professionnels expriment un sentiment de continuité, de renforcement et de valorisation autour des nouvelles orientations qui se traduit par la promotion d’une identité basée sur la criminologie comme nouveau modèle. Cette évolution est en même temps perçue comme fidèle aux principes d’une certaine philosophie de la probation rejetant l’identité de travailleur social comme archaïque. Pourtant, en rester à cette opposition entre rupture et continuité risque fort de s’avérer stérile pour comprendre les enjeux de la réforme actuelle de la probation et, plus largement, de l’importance croissante donnée à la dangerosité et à une certaine forme de criminologie. D’une part, s’il y a là une simple continuité, comment penser la spécificité indéniable de mesures comme le PSEM ? Et s’il ne s’agit que d’une pure et simple rupture, comment rendre compte du processus historique qui porte cette actualité et prépare notre futur pénal ? D’autre part, cette opposition représente finalement un blocage de l’analyse parce qu’elle focalise l’attention sur l’affrontement de deux opinions entre lesquelles il faudrait faire un choix, alors qu’il s’agirait de comprendre les conditions de possibilités de cet affrontement.
Afin d’esquisser une telle mise en perspective, il est fécond de replacer les évolutions de la probation dans le mouvement de transformation du travail social en général tel que Michel Autès le présente dans Les paradoxes du travail social. Il y pointe trois grandes tendances marquant la chronique, interminable, d’une mort annoncée du social. Tout d’abord, ce qu’il nomme « l’épuisement de la logique de la dette » : « Un renversement est en train de s’opérer dans les politiques sociales : la logique du devoir remplace la logique de la dette. L’assistance n’est plus le geste de la société, incarnée par l’état, vers le « citoyen malheureux », selon la belle expression de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, désormais « l’individu », « l’usager », doivent apporter la preuve de leur désir et de leur volonté de s’insérer dans la société » (Autès, 2004, 289). Il s’agirait là d’une première torsion du social autour de la responsabilité – de la République à la société du risque. Pour les CIP, cela se traduit par la subordination de la notion d’insertion qui reposait sur une responsabilité collective à la notion de récidive qui repose sur une responsabilité individuelle. Ensuite, une tendance vers « le règne de l’individu » : « Chacun étant responsable de ce qui lui arrive, chaque situation doit être traitée séparément, contractuellement. D’un côté le travail social flirte de plus en plus avec des prises en charge de type sanitaire ou thérapeutique, d’un autre côté le développement social, nom contemporain de l’action collective, se rapproche de plus en plus du traitement sécuritaire de la question sociale » (Autès, 2004, 291). Il y aurait là une deuxième torsion du social autour de la notion d’individualisation – du citoyen au cas. Pour les CIP, cela se traduit par une individualisation basée sur les risques portés par les individus dans une perspective de traitement plutôt que sur leur demande dans une perspective d’accès aux droits (en particulier aux protections collectives). Enfin, la tendance vers une « apesanteur politique » : « Le mandat est réduit au strict minimum. Conséquence de la procéduralisation du droit et des mesures, le travail social se résume à du traitement de dossiers et à la gestion de dispositifs. Une logique de construction de l’offre domine sur une logique de réponse à la demande » (Autès, 2004, 292). Ce serait la troisième torsion du social autour de la professionnalisation – du savoir-faire à la gestion. Pour les CIP, cela se traduit par le développement d’une hiérarchie mettant en œuvre un management par objectif, la promotion d’une obligation de résultat, une standardisation des pratiques, une place croissante de la technologie (informatique, électronique etc.)
De ce point de vue, les CIP semblent bien suivre cette transformation du travail social selon une logique « libérale » de démantèlement de l’état social, transformation dont le PSEM et le développement des mesures de sûreté sont exemplaires. Cela signifie que l’analyse de la différence introduite par ces mesures ne doit pas en rester à un sentiment présent et très localisé de rupture, mais être replacé dans le temps plus long d’évolutions sociales et politiques profondes. Plus encore, cette mise en perspective révèle que les catégories de rupture ou de continuité ne sont pas pertinentes pour analyser cette transformation. À travers les nouvelles orientations de la probation, on demande finalement aux CIP les mêmes choses qu’à l’origine du travail social pénitentiaire (Faugeron et Le Boullaire, 1988, Faget, 1992) : professionnaliser leur pratique, individualiser leurs prises en charge pour responsabiliser les individus. Seulement ces principes d’action ont opéré comme une torsion sur eux-mêmes qui en inverse le sens. Percevoir cette torsion comme une rupture ne permet pas de voir à quel point les ambiguïtés présentes sont inhérentes à la philosophie pénale qui a porté le développement du milieu ouvert en France (Razac, 2008b). Mais percevoir cette torsion comme une simple continuité, empêche de saisir à quel point elle implique un changement de nature de la prise en charge.
Conclusion
Ni rupture, ni continuité, le développement des mesures de sûreté signale l’ambiguïté fondamentale des transformations du travail social pénitentiaire sommé de se reconvertir en probation sécuritaire. C’est finalement dans cette ambiguïté que réside la vraie constante de l’histoire de la probation où se sont accumulées les inflexions successives de la politique pénale. Or, cette ambiguïté s’exprime d’abord dans l’éclectisme des référentiels d’action mobilisés. Loin de représenter une simplification ou une harmonisation de ces référentiels, le « modèle » criminologique induit par la finalité de prévention de la récidive s’ajoute aux autres formes de prise en charge. Dans cet éclectisme de la probation s’articulent un contrôle (éducatif et policier), un traitement (relationnel et médical) et une assistance (morale et sociale) avec pour finalités une responsabilisation qui est aussi une naturalisation de la déviance, une individualisation qui est aussi une catégorisation et une insertion qui est aussi un dressage comportemental. Ces différentes figures du travail social pénitentiaire, dont les rationalités sont logiquement incompatibles, se superposent de telle manière que l’on puisse tout faire à la fois sans jamais savoir exactement ce que l’on est en train de faire. à la lumière du placement sous surveillance électronique mobile, cet éclectisme implique une extension du champ de l’action pénale des condamnés aux suspects, des lieux d’enfermement à la société, du temps de la peine à une durée indéterminée.
En ce qui concerne la pratique des conseillers d’insertion et de probation, l’éclectisme a pour conséquence paradoxale de conserver des marges de manœuvres face aux injonctions institutionnelles – conséquence d’autant plus paradoxale que cet éclectisme des pratiques est largement dû à ces mêmes injonctions réformatrices. La multiplicité des référentiels d’action mobilisables permet, dans une certaine mesure, de continuer à construire artisanalement la pratique, fusse sur un mode défensif. On peut pourtant interpréter cette liberté – relative – de deux manières opposées. D’un point de vue négatif, cet éclectisme risque de réactiver (ou de prolonger) le vieil écueil du moralisme de l’action sociale. Dans une relation contractuelle, en particulier sous mandat judiciaire, mais qui laisse en même temps une grande marge de manœuvre à l’intervenant, les modalités de l’application des peines se décident à travers un rapport fortement dissymétrique entre deux individus. « L’intervenant social […] exerce ainsi une véritable magistrature morale » (Castel, 1999, 764). Il n’est pas anodin que cette magistrature s’exerce de plus en plus selon une logique sécuritaire et gestionnaire. D’un point de vue plus positif, on peut penser que la persistance d’une marge de manœuvre propre à l’éclectisme pénal, en particulier en ce qui concerne la probation, permet aux professionnels de continuer à être une force proposition et de résistance. « Les employés de base sont les mieux placés pour comprendre et traiter les situations qui concernent leur administration, ils sont aussi les mieux à même pour donner des avis éclairés sur les moyens d’adapter les politiques aux conditions locales et aux besoins de leur « clients ». Inversement, ils peuvent opposer une grande force d’inertie lorsque des réformes sont en conflit avec leur opinion sur ce qui concerne la bonne façon de traiter les choses » (Chauvenet, 1999, 12).
Bibliographie :
- Autès M., 2004, Les paradoxes du travail social, Dunod, 2e édition
- Castel R., 1999, Les Métamorphoses de la question sociale, Gallimard, Folio essais
- Chauvenet A. et al., 1999, Contraintes et possibles : les pratiques d’exécution des peines en milieu ouvert, Rapport de recherche GIP Justice
- Cliquennois G., 2006, Vers une gestion des risques légitimante dans les prisons françaises ?, Déviance et société, vol. 30, n°3, 355-371
- Jacques Faget, 1992, Justice et travail social. Le rhizome pénal, Erès, Trajets
- Claude Faugeron, 1988, Jean-Michel Le Boulaire, « La création du service social des prisons et l’évolution de la réforme pénitentiaire en France de 1945 à 1958 », Études et données pénales, n°57, CESDIP
- Herzog-Evans M., 2009, Application des peines : la prétendue « bonne partie » de la loi pénitentiaire, Actualité Juridique Pénal, n°12, Dalloz, 483-490
- Mary P., 1997, Le Travail d’intérêt général et la médiation pénale face à la crise de l’Etat social : dépolitisation de la question criminelle et pénalisation du social, in : Mary P. (dir.), Travail d’intérêt général et médiation pénale : Socialisation du pénal ou pénalisation du social ?, école des Sciences criminologiques Léon Cornil, Bruylant, Bruxelles, 325-347
- Pellet R., 2007, Travail social et/ou probation : Enjeux et perspectives : L’évolution du « travail social justice » et/ou de la probation et ses incidences sur le fonctionnement d’un service pénitentiaire d’insertion et de probation, Mémoire : master 2 droit de l’exécution des peines et droits de l’homme, dirigé par Jean-Charles Froment, Université de Pau et des Pays de l’Adour : Université Montesquieu Bordeaux IV, ENAP, Agen
- Pottier P., 2008, Insertion et probation évolutions et questionnements contemporains, in : Senon J.-L., Lopez G., Cario R. et al., Psycho-criminologie. Clinique, prise en charge, expertise, Dunod
- Razac O., 2008a, Avec Foucault, après Foucault : Disséquer la société de contrôle, L’Harmattan, coll. Esthétiques, série Culture et politique, 119-131
- Olivier Razac, octobre 2008b, « Les ambiguïtés de l’évolution de l’application des peines à l’aune des « nouvelles mesures de sûreté », dans Actualité Juridique Pénal, Dalloz, n°10
- Vacheret M., 2010, La nouvelle pénologie constitue-t-elle l’avenir de l’exécution des peines privatives de liberté ?, Les chroniques du CIRAP, n° 7, ENAP, Ministère de la Justice
- Vacheret M., 2008, Scientificité, technicisation et mécanisation, la déresponsabilisation des agents pénaux, in : coll. Actes du colloque : Le pénal aujourd’hui : pérennité ou mutations, Centre international de criminologie comparée, Source Internet : http://www.erudit.org/livre/penal/2008/index.htm (consultée le 12 juillet 2010)
Notes
1Circulaire du 19 mars 2008 relative aux missions et aux méthodes d’intervention des SPIP, p. 7
2Justice et milieu ouvert, les comités de probation et d’assistance aux libérés, plaquette du Ministère de la Justice, 1993
3Circulaire du 19 mars 2008
4Circulaire du 19 mars 2008 citant le décret n°2005-445 du 6 mai 2005.
5Maquette de formation de la 8e promotion de CIP, ENAP
6Voir en particulier : Charlotte Trabut, Rapport de la mission d’expertise et de proposition sur les SPIP (version synthétique), Paris : Direction de l’Administration Pénitentiaire, 2008 et Isabelle Gorce, « Propositions pour une définition du métier de conseiller d’insertion et de probation », Paris le 29 septembre 2008
7Le Placement sous surveillance électronique mobile (PSEM) a été créé par la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales. Il repose sur une double innovation. Une innovation technique dans la mesure où il permet de localiser en permanence un individu grâce à une double technologie GPS et de téléphonie mobile (GSM). Le dispositif est constitué d’un bracelet serré autour de la cheville et d’un récepteur GPS de la taille d’un gros téléphone portable qui doit être porté à la ceinture. Cette localisation permet de savoir si un individu pénètre dans un endroit interdit, sort d’un lieu dans lequel il est assigné ou encore s’il a des déplacements comportant certains risques. Cette nouvelle modalité de surveillance électronique représente également une innovation pénale parce que l’essentiel des placements ont lieu dans le cadre des « nouvelles mesures de sûreté » : pour l’instant, la surveillance judiciaire et bientôt la surveillance de sûreté, ainsi que le suivi socio-judiciaire qui est une mesure plus ancienne.
8Cette étude repose sur une série d’entretiens qui ont eu lieu entre septembre 2007 et décembre 2008. Ces entretiens principalement réalisés dans cinq services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) ont concerné : 11 conseillers d’insertion et de probation (CIP), 4 surveillants PSE-PSEM, 2 responsables de lieux d’hébergement, 1 chef de service d’insertion et de probation (CSIP), 1 directeur adjoint de service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP), 1 juge d’application des peines (JAP) et 4 personnes placées sous surveillance électronique mobile. Il s’agissait d’entretiens semi-directifs centrés sur les modifications de pratiques professionnelles et le vécu des placés. Ils ont été enregistrés et retranscrits intégralement.
9Protocole relatif à la réforme statutaire des personnels d’insertion et de probation, p. 2
10« Métier de CIP : ce que le SNEPAP-FSU défend… », date de mise en ligne : vendredi 8 août 2008. Source Internet : http://snepap.fsu.fr
11Jean-Luc Pikula, conseiller d’insertion et de probation, « Lettre ouverte à Emmanuel Brillet » dans Expressions pénitentiaires, n°32, décembre 2009, p. 14