Sur le plateau d’une émission de télévision, un animateur, bien connu pour ses tests loufoques d’objets originaux ou high-tech, se livre à la démonstration d’un tir de pistolet à impulsions électriques de marque Taser sur un comparse. Il s’agit d’un programme du dimanche, en public, et le tir s’effectue d’une manière décontractée pour ne pas dire avec une certaine désinvolture. Une explication technique particulièrement sommaire précise qu’il n’y a pas de pyrotechnie et qu’il s’agit juste de deux dards projetés sur la cible. Ces dards étant très petits, ils ne pénètrent pas profondément la peau. Pourtant, « ça va faire un peu mal. Ça fait obligatoirement un peu mal » mais, heureusement, « y a un médecin cardiologue, rassurez-vous. » « Attendez, je le mets en marche, pouf, pouf, pouf ! » Le tir dans le dos du comparse a un effet impressionnant et semble-t-il tout à fait inattendu pour les protagonistes. Immédiatement après un claquement et un grésillement électrique, le cobaye chute violemment en arrière et vient s’effondrer lamentablement dans le décor. « Ah, il a été vraiment paralysé ! Ouille ! Aïe aïe ! » Suivi d’un : « hi hi hi ! » gêné. Auquel l’animateur principal répond : « Mais ne rigole pas, c’est pas marrant ! » On peut aussi remarquer le sourire particulièrement crispé de l’invité qui masque difficilement l’inquiétude du regard. Mais tout rentre dans l’ordre bien vite puisque la victime du tir se relève un peu sonnée mais souriante et, surtout, apparemment indemne.
Cette démonstration médiatique est à la fois trompeuse et révélatrice, et ceci doublement. D’abord, au niveau des effets du Taser, elle est trompeuse dans la mesure où le tir effectué dure une petite seconde alors que le cycle électrique d’un tir de neutralisation se prolonge pendant cinq secondes, renouvelables. Mais elle est révélatrice de la dangerosité principale du Taser qui réside dans la chute incontrôlable qu’il provoque inévitablement, c’est pourquoi les agents des forces de sécurité qui testent l’arme sont, la plupart du temps, fermement soutenus par deux collègues. Ensuite, cette démonstration est trompeuse au niveau des enjeux du Taser, elle en donne une image légère, dédramatisée, voire même ludique qui tranche avec le ton utilisé habituellement pour décrire une arme. Et pourtant, c’est en cela qu’elle se révèle particulièrement révélatrice parce que l’inquiétude qui perce malgré tout à travers cette légèreté montre une tension étrange entre le rire et la peur qui estconstitutive de l’efficacité de ce type de matériel.
En première approche, et si l’on suit le discours du fabriquant et des institutions qui utilisent le Taser, c’est un matériel dont la première fonction est de « sauver des vies 1». Cette argumentation repose initialement sur l’idée que le Taser doit remplacer l’arme à feu, du moins qu’il doit permettre que l’arme à feu ne soit utilisée qu’en tout dernier recours. Or, il s’agit là d’une perception essentiellement nord-américaine dans laquelle les armes à feu et leur usage ont une place tout à fait différente qu’en Europe. C’est pourquoi l’argumentation s’est déplacée sur la possibilité qu’offre le Taser d’éviter l’affrontement physique : « Tout contact physique mène irrémédiablement à des blessures. Le TASER X26 est né du souci de réduire la violence en maintenant une distance de sécurité avec un agresseur violent2. »
La maîtrise d’un individu violent avec d’autres moyens de neutralisation comme les lanceurs cinétiques de type flash-ball, les gaz, les matraques et même les techniques à mains nues supposent toutes des impacts menaçant l’intégrité corporelle ou une proximité physique dangereuse pour les deux parties. Le Taser permettrait ainsi d’augmenter le niveau de protection des agents de sécurité en même temps que celui des « agresseurs violents » sur lequel on l’utilise. Il s’agit donc de démontrer ensuite que l’action du Taser est particulièrement efficace tout en étant d’une autre nature que celle des armes « létales » ou des autres matériels dits « non létaux ».
Le Taser possède ainsi une puissance de neutralisation inédite. « Cette onde brouille la commande neuromusculaire et provoque une forte contraction des muscles moteurs et uniquement de ceux-ci ; entraînant la chute du sujet visé. » Mais, d’une manière générale, la tonalité publicitaire de la firme est nettement orientée sur la démonstration de son innocuité. Par ailleurs, la firme développe de nombreuses tactiques d’euphémisation. Il s’agit d’un « pistolet électronique » (et pas électrique). C’est une arme « propre » qui « paralyse la personne visée » ou mieux qui « l’immobilise ».
En même temps, le Taser est bien une arme. Premier indice, en France il est classé en 4e catégorie, à l’instar des armes à feu dites « de défense » (c’est-à-dire la plupart des pistolets, revolvers et fusils…). Cela dit, ce classement est nominaliste et temporaire. Il s’agit d’une décision politique discutée par le constructeur qui souhaite, en particulier, s’ouvrir le marché de la vente aux particuliers. Deuxième indice, le Taser équipe les forces de l’ordre (Gendarmerie, Polices nationale et municipales). Il a la forme d’un pistolet et reste perçu comme une alternative à l’arme à feu. Son utilisation est censée reposer sur une procédure rigoureuse qui s’entoure de multiples précautions « déontologiques ». La firme elle-même communique largement autour du système automatique d’enregistrement vidéo pour chaque tir qui doit permettre de limiter les utilisations abusives. Enfin, les effets du Taser sont unanimement décrits comme bien loin d’être anodins, encore moins « ludiques ». « Je pensais que j’allais mourir3. » Les personnes qui ont testé cette décharge électrique si particulière évoquent souvent une difficulté à décrire une expérience inédite, comme la sensation de « se vider de sa substance4. »
Plus encore, l’effet opérationnel du Taser est bien celui d’une arme, et même d’une arme particulièrement efficace. Si une arme peut se définir comme un dispositif permettant de mettre un adversaire hors de combat, c’est-à-dire d’agir sur lui de telle manière que son potentiel d’agression devienne nul, alors non seulement le Taser est une arme mais il est même l’arme par excellence parce qu’il se focalise sur la recherche de cet avantage tactique en réduisant d’une manière inédite les effets non recherchés en tant que tels que sont la blessure et la mort. Pourtant, plusieurs cas de décès à la suite d’une ou de plusieurs décharges de Taser ont permis de contester son caractère « non létal », et ainsi de rabattre le Taser sur une conception plus commune de l’arme comme outils servant à blesser ou à tuer.
Toutes ces manières « d’être une arme malgré tout » contribuent à expliquer pourquoi l’équipement croissant des forces de sécurité en Taser a soulevé, notamment en France, une vive polémique qui ne semble pas baisser en intensité. Chaque rebondissement la relance, malheureusement au point où elle en était restée. Cela avait été le cas avec la possibilité d’en équiper les policiers municipaux et c’est aujourd’hui le cas avec le nouveau modèle à coups multiples. Par ailleurs, de nombreux rapports d’organisations comme Amnesty International pointent régulièrement les utilisations abusives de ce type de matériel. Le Comité de l’ONU contre la torture a qualifié le Taser de « forme de torture » qui peut « provoquer la mort5». Se faisant, la critique du Taser semble se limiter à la dénonciation de sa brutalité physique et se focaliser sur le point de tension suivant : « Est-ce qu’il tue ou est-ce qu’il ne tue pas ? » Elle en reste ainsi à un niveau classique et dépassé de compréhension des enjeux soulevés par l’usage des armes et de la force. Surtout, ce niveau de critique ne permet pas de sortir des « règles du jeu » imposées par le constructeur lui-même. Or, ces « règles du jeu » sont proprement biopolitiques.
Chez Foucault, le concept de biopolitique fait référence à une nouvelle forme de gouvernement des populations et des individus qui se développe au 18e siècle. Alors que la gouvernementalité d’Ancien Régime repose essentiellement sur un pouvoir de souveraineté dont l’objectif est de maintenir une relation juridique de sujétion entre sujets et souverain – pouvoir dont la formule célèbre est « Faire mourir ou laisser vivre» dans la mesure où la manifestation paradigmatique de la puissance souveraine est de châtier les sujets désobéissants. La gouvernementalité biopolitique implique, à l’inverse, un investissement par l’Etat de la population comme phénomène biologique afin d’en majorer les caractéristiques (démographie, santé, productivité etc.). La formule de cette rationalité gouvernementale est dès lors « faire vivre ou rejeter dans la mort ». « Un pouvoir dont la plus haute fonction désormais n’est […] plus de tuer mais d’investir la vie de part en part6. » Au développement de cette gouvernementalité répond l’émergence d’une sensibilité biopolitique des gouvernés pour laquelle l’acceptabilité de tout exercice du pouvoir dépend en grande partie de son degré de brutalité physique. Ce qui est proprement inacceptable selon cette sensibilité, ce n’est plus la violence politique s ‘exerçant sur des citoyens, mais la violence « biopolitique » qui s’exerce sur les corps surprotégés de « la démocratie médico-pastorale7. ».
De ce point de vue, toute l’argumentation de vente de la firme Taser consiste à montrer les caractéristiques biopolitiques de son produit. Au geste souverain que représente l’utilisation d’une arme à feu par les forces de l’ordre – il s’agit bien de « faire mourir » celui qui refuse de se soumettre – se substitue le geste biopolitique qui consiste à neutraliser le plus tôt possible la source de conflit, au mieux avant que le conflit ne devienne source d’atteintes corporelles pour les deux parties. La rhétorique commerciale de Taser qui vise à démontrer que son objectif est de « faire vivre » (et pas simplement de « laisser vivre » puisqu’il s’agit de « rendre » vivants ceux qui « auraient dû » être morts si le Taser n’existait pas) n’est pas simplement « mensongère ». Cette « démonstration » se fait d’ailleurs volontiers sur un mode quantitatif, et l’on prétend pouvoir mesurer le nombre exact de vies sauvées par l’utilisation d’une arme de 4e catégorie. Si l’époque de la biopolitique « en tant que régime général de la vie des hommes, est fondamentalement un système d’immunité8 », compris, en particulier, comme le système des garanties et des assurances contre toutes les atteintes à l’intégrité corporelle de ceux qui en font partie, alors le Taser est un représentant exemplaire de cette époque bien que, nous le verrons, particulièrement ambigu.
Face à cette promotion biopolitique, la réaction critique en reste justement à un niveau simplement biopolitique et pas du tout politique. Partant d’une sensibilité humaniste prompte à dénoncer toutes les formes de brutalité, en particulier la brutalité policière, son opération principale consiste à nier le caractère biopolitique du Taser. « La mort, dans le Michigan, d’un adolescent de 15 ans qui avait reçu une décharge de pistolet Taser souligne la nécessité de tester davantage la sécurité des armes à impulsion électrique9. » Le problème soulevé par une arme capable de paralyser instantanément un individu est donc essentiellement un problème de « sécurité » en termes de douleur infligée, de dommages corporels et de risques de décès. Il n’est donc pas étonnant de trouver au coeur de ces tactiques discursives, une simple bataille de chiffre. Au nombre de « vies sauvées » ou encore au « zéro mort » affichés par la firme répond un nombre fluctuant de morts liées à l’utilisation du Taser.
Or, ces chiffres sont fragiles parce qu’ils reposent très souvent sur un travail d’analyse ou d’interprétation pour faire apparaître le lien entre ces morts et le tir de Taser. D’où des tactiques d’échappatoires de la firme, d’une honnêteté tout à fait discutable mais en même temps classiques, qui consistent à discuter ce lien par tous les moyens possibles (maladies préexistantes chez les sujets que le Taser ne ferait finalement que révéler, négation de l’implication directe de la chute ou d’éléments extérieurs dans le décès ou les blessures etc.). Plus encore, la question se pose alors toujours de savoir à partir de quel nombre de morts une arme peut devenir acceptable ou pas… Finalement, selon cette perspective, le seul problème que semble poser un matériel comme le Taser est d’être néfaste pour notre intégrité physique. A tel point que le message des opposants à la firme pourrait finalement être le suivant : « Il faut améliorer votre matériel ! » « Neutralisez-nous autant que vous voulez mais que nous soyons assurés que cela est sans danger pour notre immunité corporelle ». Mais alors il n’y aurait plus de problème ?
Pour tenter de dépasser cette polémique, finalement stérile, il est nécessaire de complexifier le schéma d’opposition utilisé jusqu’ici, en particulier de sortir de la logique binaire ; tuer ou ne pas tuer ou, plus finement, ne pas blesser et être acceptable ou blesser et être inacceptable. En premier lieu, il s’agit de discuter la présentation biopolitique idéalisée de la firme. Le fait que le Taser ne tue pas dans la plupart des cas ne signifie pas pour autant, comme le prétend le site Internet, qu’il « contribue ainsi activement à la paix civile. » D’une manière générale, le développement de moyens de force intermédiaire n’a pas pour objectif de remplacer les moyens qui se situent plus haut dans la gradation du recours à la force mais au contraire de remplir le vide qui séparait les moyens létaux des moyens de neutralisation physique ou de négociation. Il s’agit plus précisément de diversifier les possibilités d’action, d’enrichir le spectre des moyens tactiques de telle manière que l’on puisse mieux s’adapter aux différentes situations. Ainsi, pour ce qui est des opérations militaires : « Les Armes non létales peuvent donc apporter au commandement un continuum plus large d’options et ajouter une plus grande flexibilité dans la manière de mener les opérations. Elles n’ont pas la vocation de remplacer les armes conventionnelles, mais elles en sont le complément qui peut accroître leur efficacité10. »
Mais, en second lieu, il s’agit de discuter également la perception critique du Taser qui se focalise sur sa brutalité physique. Le Taser n’est pas une simple gégène mais un outil bien plus subtile. La technologie utilisée par le Taser est effectivement révolutionnaire et ceci pour deux raisons. D’une part, il ne s’agit pas d’une électrocution au sens classique du terme, c’est-à-dire le fait de faire passer un courant de haute tension dans un organisme vivant de telle manière que cela provoque une vive douleur et/ou d’importants dégâts. Son effet de neutralisation ne repose pas sur la douleur infligée mais sur une « disruption électromusculaire » provoquée par un stimulus électrique agissant en particulier sur des cellules nerveuses (les motoneurones alpha) responsables des contractions musculaires. Ce n’est pas parce que les gens ont mal qu’ils se soumettent mais parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement puisqu’ils ne contrôlent plus leur corps. D’autre part, cet effet de neutralisation est temporaire. Autant la neutralisation est d’une efficacité redoutable, autant les individus touchés se remettent assez vite (une quinzaine de minutes).
Ce qui est inédit ici, ce n’est pas l’effet de neutralisation – une arme à feu peut être tout aussi efficace – mais le rapport entre cet effet et les dommages corporelles ou les « conséquences néfastes durables » de la neutralisation qui sont ici presque nuls jusqu’à plus ample informé – en dehors de la chute dont nous reparlerons. Pourtant, la relative « douceur » des effets du Taser (au regard de son effet de neutralisation, il faut insister sur ce point) ne signifie pas pour autant qu’il permette une baisse globale du niveau de violence des interventions de maintien de l’ordre. Cette « innocuité » entraîne au contraire une facilitation de l’usage, inédite pour une arme. « L’avantage du Taser, c’est que s’il faut, on n’hésitera pas à s’en servir11. » Cette facilitation implique que, quelles que soient par ailleurs les précautions d’encadrement légal et procédural, l’utilisation de ce matériel a sans cesse tendance à glisser du registre des armes à celui de l’usage de la force. Il serait ainsi : « La première et la plus sûre riposte après l’injonction verbale !12 » La qualité biopolitique d’un matériel comme le Taser peut bien représenter pour certains comme un progrès de « civilisation » mais il produit aussi une extension, une intensification et une diversification de l’exercice de la violence répressive.
Ce qui apparaît alors est un mouvement de balancier permanent et proprement biopolitique – entre adoucissement et durcissement, protection et répression, « virtualisation » et « densification » des technologies de « conduite des conduites ». « Ce qu’il y a de plus dangereux dans la violence, c’est sa rationalité. […] On a prétendu que, si nous vivions dans un monde de raison, nous serions débarrassés de la violence. C’est tout à fait faux13. » Cette phrase de Foucault est plus que jamais à méditer comme un adage.
Ainsi, il est possible, et même nécessaire, d’accepter l’inscription du Taser dans le processus biopolitique qui caractérise notre époque, mais c’est à la condition de ne pas oublier que cela signifie en fait une augmentation du niveau de la violence répressive par diversification, extension et, finalement, intensification. Et cela, non pas parce que le Taser ne répondrait pas, en fait, aux normes biopolitiques, mais précisément en tant qu’il est biopolitique. Et cela sera d’autant plus vrai que le matériel de neutralisation deviendra biopolitique, c’est-à-dire respectera notre « immunité ».
Même s’il est indéniable que les effets exacts de ce type d’arme doivent pouvoir être déterminés le plus précisément possible, nous défendons ici l’idée selon laquelle les véritables enjeux politiques du Taser résident précisément dans le fait qu’il ne tue pas, dans la grande majorité des cas. Ce que ce type de matériel nous force à penser, ce sont les conséquences largement inaperçues, pour le moment, du développement d’un arsenal de neutralisation physique extrêmement efficace mais sans conséquences néfastes durables. Pour le dire plus naïvement, nous ne savons pas encore ce que signifie cet acte qui va pourtant devenir banal : terrasser sans tuer, paralyser sans blesser, empêcher d’agir sans atteindre à l’immunité corporelle de celui qu’on contraint.
Peu importe ici la « sécurité » des futurs dispositifs de neutralisation, c’est au contraire cette sécurité qui doit nous inquiéter parce que nous ne savons même pas nommer et encore moins concevoir le type de violence que l’Etat ou les agences de sécurité pourront alors déployer. Ce qui est dès lors pointé est la limite abstraite, peut-être pessimiste ou paranoïaque, d’une violence invisible, insensible et donc indicible contre laquelle toute perspective de résistance devient, non pas même impossible, mais paradoxale.
Pour autant le Taser n’est pas cet outil idéal d’une neutralisation pure, et c’est en cela qu’il est particulièrement complexe et intéressant à analyser. Ses indiscutables dimensions biopolitiques cohabitent avec des « restes » de brutalité tout autant indéniables. Concrètement, la chute provoquée par le tir, que la firme considère comme un effet secondaire indésirable, est en fait quasiment inévitable. Dire que le Taser n’est pas dangereux en isolant les conséquences physiologiques de la décharge électrique des effets immédiats de cette décharge est particulièrement fallacieux. Cela encourage l’illusion selon laquelle « il n’y a plus usage de la force, avec toutes ces conséquences possibles14. » Et pourtant, il semble bien que provoquer la chute d’un individu sans qu’il puisse contrôler cette chute en le privant de tous les réflexes de protection normaux représente un « usage de la force » que l’on peut qualifier de particulièrement violent.
Cette brutalité concrète du Taser est redoublée par une violence symbolique liée à l’usage d’électricité, énergie aux effets impressionnants mais à l’action obscure, cachée au sein de l’intimité des organes. Elle rappelle inévitablement des objets fortement chargés symboliquement – la gégène ou la chaise électrique. Or, ces éléments de brutalité ne doivent justement pas être considérés comme de simples « restes », comme des défauts dûs à un développement technologique imparfait ou inachevé. Ils possèdent leur propre efficacité tactique, essentielle pour ce type de matériel, en produisant un fort effet de dissuasion. On peut certainement penser que le simple fait d’être neutralisé à coup sûr sans la moindre douleur ou atteinte physique puisse malgré tout produire une certaine dissuasion, à quoi bon commencer à résister si l’échec est quasi certain ? Mais, dans la mesure où un tel matériel n’existe pas encore, nous ne pouvons pas mesurer cet effet de dissuasion, ni même concevoir le type de violence que représentera cette neutralisation parfaite. Pour l’instant, toute neutralisation implique une certaine brutalité qui sert un effet de dissuasion représentant finalement la neutralisation la plus « propre » physiquement.
On le voit l’analyse de ce type de matériel fonctionne par des allers-retours répétés provoquant une démonstration qui ne cesse de s’enrouler sur elle-même. Les caractéristiques « biopolitiques » du Taser impliquent en fait une augmentation de la violence répressive et ses caractéristiques répressives peuvent en fait relancer ses aspects « immunitaires ». Cette ambiguïté permanente est parfaitement illustrée par l’expérimentation du Taser prévue dans la « formation » proposée par la firme. D’un côté, cette expérimentation doit permettre à tout futur utilisateur de connaître les effets de l’arme et donc, en particulier, d’en limiter l’usage pour celui qui en a ressenti la brutalité toute particulière. Mais, d’un autre côté, cette expérimentation éprouvante ne peut que banaliser l’usage d’une arme que l’on a accepté de subir, ce qui serait bien évidemment impensable avec une arme à feu. Banalisation dont le raisonnement limite serait de la forme : « Bien sûr que c’est extrêmement pénible ! Mais puisque je suis passé par là, tout le monde peut y passer. » On « sait » qu’on n’en meurt pas. Ainsi, selon une perspective peut-être pessimiste, l’expérimentation pourrait banaliser l’usage tout en faisant comprendre à l’utilisateur la puissance opérationnelle et dissuasive de l’objet.
Ce qu’il s’agit finalement de penser, plus encore que l’ambiguïté entre biopolitique et répression – innocuité et brutalité – glissement ludique et peur dissuasive – ce serait l’efficacité propre de leur superposition dans une même figure. L’ambiguïté signifie seulement que l’on est dans un balancement, une hésitation permanente entre ces deux types de polarité. Au contraire, il s’agit de penser que la superposition de ces deux pôles ne provoque pas une simple contradiction mais bien une figure de pouvoir singulière possédant un mode d’exercice et des effets spécifiques. C’est en cela que la scène télévisuelle dont nous partions est bien loin d’être anecdotique. Elle montre l’efficacité esthétique tout à fait originale d’une arme dont la démonstration fait rire et fait peur, en même temps.
Elle fait rire parce que le comportement du « tasé » est proprement ridicule, il chute d’une manière plus coquasse que dans les meilleurs films de Buster Keaton. Elle fait peur parce que l’on pense qu’il va se faire mal en tombant ou par le caractère largement inconnu de ce qui lui arrive. Mais elle fait rire, aussi, parce que l’on est finalement soulagé qu’il soit indemne et que tout rentre dans l’ordre. Et elle fait peur, quand même, ou laisse traîner une angoisse lancinante, à propos de la grande violence dont on vient malgré tout d’être un témoin passif.
Or, Foucault nous propose d’appeler grotesque cette association entre le rire et la peur comme catégorie de l’exercice du pouvoir, catégorie dont l’actualité ne peut échapper à personne. Ce qu’il nomme précisément grotesque est la disproportion qu’il peut exister entre un type d’exercice du pouvoir en tant qu’il est disqualifié, ridicule, odieux ou indigne et les effets violents, terribles, implacables qu’il produit pourtant. Et il indique que dans, cette association, le ridicule, loin de limiter les effets de pouvoir, est au contraire ce qui les maximise. « En montrant explicitement le pouvoir comme abject, infâme, ubuesque ou simplement ridicule, il ne s’agit pas, je crois, d’en limiter les effets et de découronner magiquement celui auquel on donne la couronne. Il me semble qu’il s’agit, au contraire, de manifester de manière éclatante l’incontournabilité, l’inévitabilité du pouvoir15.»
Avec le grotesque, il devient impossible, ou du moins difficile, de faire le lien entre la violence que l’on subit et l’origine de cette violence. Quelque chose ne colle pas, l’un ne peut pas être assigné à l’autre, et la violence subie devient dès lors presque indiscutable parce que rien ou personne ne peut en répondre. Le message proprement politique que le spectacle du Taser émet ne consiste donc pas à rassurer par une démonstration d’innocuité. Il ne consiste pas non plus à faire peur par une démonstration de force. Il nous dit une chose plus subtile, d’une plus grande portée et d’une plus grande nouveauté : « Vous avez vu, on peut vous tirer dessus avec une arme électrique qui vous enlèvera tout contrôle de votre corps en provoquant de violentes contractions musculaires. Vous hurlerez en tombant au sol, et cela fera rire tout le monde, à commencer peut-être par vous même. »
Rien ne peut être plus désarmant.
Article publié dans la revue Chimères, Biopolitiques ?, n°74, décembre 2010, p. 91 à 102.
Notes :
1Source : www.taser.fr (consulté le 27 juillet 2009)
2Ibid.
3Extrait d’un entretien avec des formateurs ayant testé le Taser, dans Olivier Razac, L’utilisation des armes de neutralisation momentanée en prison. Source http://www.enap.justice.fr/files/dossier_thematique_arme_juillet_versionnov.pdf
4Le Monde, « Le pistolet qui électrise la police », Piotr Smolar, 4 septembre 2006
5Voir le rapport d’ Amnesty International USA, Amnesty International’s continuing concerns about taser use, 28 mars 2006. Source : www.amnestyusa.org
6Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1, La volonté de savoir, Gallimard, Tel, 1994, p. 183
7Alain Brossat, La démocratie immunitaire, La Dispute, 2003, p. 84
8Ibid., p. 10
9Source : http://www.raidh.org/Polemique-autour-du-Taser-Faits-et.html (consulté le 27 juillet 2009)
10Luc Mampaey, Les armes non létales. Une nouvelle course aux armements, Rapports du GRIP, Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la sécurité, Bruxelles, 1999. Source : www.grip.org
11Témoignage d’un chef de police municipale. Source : www.taser.fr (consulté le 27 juillet 2009)
12Témoignage. Source : www.taser.fr (consulté le 27 juillet 2009)
13Michel Foucault, « Foucault étudie la raison d’Etat » dans Dits et écrits, tome IV, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1994, p. 39
14Témoignage d’un directeur départemental de la sécurité publique. Source : www.taser.fr (consulté le 27 juillet 2009)
15Michel Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Gallimard/Le Seuil, Hautes études, 1999, p. 13