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La surveillance électronique : un renouveau de l’utopie panoptique

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Le Placement sous surveillance électronique mobile (PSEM) a été institué en France par la loi du 12 décembre 2005. Il a été présenté comme une rupture avec le modèle carcéral dans la mesure où il repose sur une géolocalisation des individus. Il permettrait ainsi d’effectuer les fonctions classiques de la peine : protéger la société, corriger les individus, favoriser leur réinsertion, sans les enfermer.
Or, non seulement la surveillance électronique s’ajoute partout à l’architecture pénitentiaire. Mais, surtout, cette surveillance s’inscrit dans la continuité de l’utopie architecturale du Panopticon de Bentham, dans la mesure où il avait déjà pour finalité de « rendre inutile l’usage des fers ».
L’analyse de la surveillance électronique montre qu’elle effectue d’une manière inédite les fonctions du Panopticon, assurer « l’omniprésence apparente de l’inspecteur » en permettant artificiellement sa « présence réelle ». Elle montre également qu’à côté des murs qui continuent de se construire s’échafaude progressivement une architecture virtuelle de l’enfermement.

Article publié dans la revue Materiali Foucaltiani, vol. 1, n°1, janvier-juin 2012 (lien vers la revue)


Le Panoptique de Bentham est une utopie même s’il a pu prendre l’aspect d’un plan de prison. Une utopie au sens propre dans la mesure où aucun bâtiment réel n’a pu réaliser le programme imaginé par Bentham. Bien sûr, des prisons, au 19e siècle en particulier, ont pu s’inspirer du plan ou de l’idée de surveillance centrale, mais aucune n’a été un Panopticon en acte. Il ne semble pas que ce soit beaucoup plus le cas aujourd’hui. Dit autrement, bien qu’étant une idée architecturale, il n’est pas sûr que ce soit en analysant des plans de bâtiments ou le fonctionnement concret des établissements pénitentiaires que l’on puisse prendre la mesure de l’importance qu’a le Panoptique dans le développement du système pénitentiaire actuel. On serait peut-être même amené à constater le contraire, sa désuétude dans l’espace carcéral moderne. à moins de décaler le regard et d’aller chercher le Panopticon là où on ne s’attendrait peut-être pas à le trouver. Dans un lieu où, précisément, il n’y a pas d’architecture carcérale, où il n’y a plus de mur et, d’une certaine manière, plus de matière, dans cette architecture carcérale invisible et intangible que produit aujourd’hui l’extension de la surveillance électronique.

Quand on parle de surveillance électronique en France aujourd’hui, il faut bien distinguer le placement sous surveillance électronique fixe, ou PSE, du placement sous surveillance électronique mobile, ou PSEM. Le premier est constitué d’un bracelet habituellement porté à la cheville et d’un terminal posé au domicile du placé et relié au réseau téléphonique. Il ne permet que de détecter la présence ou l’absence de l’individu selon un certain emploi du temps. Par ailleurs, il ne concerne que des personnes condamnées à des petites peines (inférieures à deux ans, un an pour les récidivistes) et qui peuvent fournir un certain nombre de « garanties » : pour l’essentiel un travail, une formation ou une activité contribuant à leur réinsertion, un logement et, souvent, un entourage, volontaire et « cadrant ». Le placement dit « mobile » est quant à lui basé sur une double technologie de géolocalisation (pour savoir où est l’individu, presque en temps réel) et de téléphonie mobile (pour envoyer cette localisation à un centre de contrôle). Ce dispositif permet d’abord d’interdire l’accès à certaines zones (zones d’exclusion) : si l’individu pénètre dans des aires définies par le juge d’application des peines et programmées sur ordinateur, une alarme se déclenche au centre de contrôle. Ces zones peuvent aussi bien couvrir le domicile de la victime, une ville entière ou l’ensemble du territoire à l’exception d’une ville. Il est également possible d’obliger l’individu à rester dans une zone définie selon un emploi du temps (zone d’inclusion). Enfin, les services de probation doivent analyser régulièrement l’ensemble des déplacements enregistrés afin de repérer ceux qui pourraient comporter des risques pour des victimes potentielles. Ce dispositif concerne, pour l’instant, un public tout à fait différent et dans un cadre juridique relativement nouveau puisqu’il est une des obligations possibles des « nouvelles » mesures de sûreté, qui s’ajoutent à la peine : surveillance judiciaire, surveillance de sûreté, mais aussi suivi socio-judiciaire (une mesure plus ancienne). Ce renouveau des mesures de sûreté est indissociable d’une évolution pénale et pénitentiaire profonde, dont une dimension importante est communément nommée « nouvelle pénologie ». Cette rationalité pénale, dont l’influence est très importante aux Etats-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne, se distingue de la rationalité classique – symbolique et rétributive – par la prétention à gérer d’une manière pragmatique les risques criminels. Cette gestion implique en particulier la catégorisation « objective » des délinquants selon des profils de risque, et l’orientation automatisée vers des programmes ou des dispositifs dont l’objectif est de diminuer le risque de récidive1.


Au premier abord, la surveillance, l’inspection aurait dit Bentham, produite par ce bracelet électronique peut paraître tout à fait inédite selon ses modalités techniques. Elle permet non seulement de savoir précisément où se trouve un individu sur tout le territoire mais aussi de savoir vers où il se déplace et même à quelle vitesse. Elle permet d’induire chez lui un certain nombre de comportements : ne pas entrer ou sortir de certains lieux, mais aussi prendre garde à la nature de ses activités dans la mesure où le journal de ses déplacements est susceptible d’être analysé et interprété. C’est ainsi que le rapport parlementaire présenté par le député Georges Fenech peut affirmer :

Le paradigme du milieu clos ne correspondant plus au monde actuel qui est davantage tourné vers une prise en compte des individus dans le mouvement permanent qui les anime. […] L’objectif du pouvoir de contrôle n’est plus comme le pouvoir disciplinaire d’imposer une stabilité mais de s’assurer de la traçabilité de l’individu2.

En même temps, cet effet normatif de l’intériorisation d’une surveillance inaccessible n’est finalement que l’effet panoptique porté à son paroxysme.

De là, l’effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l’actualité de son exercice ; […] bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs3.

En fait, ce rapprochement entre Panoptique et virtualisation possède des implications selon deux directions opposées. D’un côté, on peut dire que le Panoptique était déjà le projet d’une virtualisation de l’exercice du pouvoir. Ce serait pourquoi aucun bâtiment, aucune structure architecturale concrète, n’a pu le réaliser. La lourdeur de la matière gène l’effectuation de l’utopie panoptique. D’un autre côté, on peut dire que la virtualisation presque complète de l’inspection permise par la surveillance électronique produit un effet panoptique d’une efficacité inédite. C’est ce croisement qu’il s’agit de tester ici, en proposant un commentaire de ce texte déjà tant commenté qu’est le Panoptique. Seulement, il ne s’agit pas d’en faire le commentaire interne, simplement textuel, mais de confronter le texte à un dispositif actuel et concret analysé à travers une enquête de « terrain », avec l’espoir que le dispositif éclaire le texte autant que le texte éclaire le dispositif4.


1. Le Panopticon et la virtualisation

Si on la prend au sérieux, la notion de virtualisation de l’enfermement est la possibilité d’enfermer des individus sans utiliser la matière, avec des moyens impalpables. On voit d’emblée l’aspect paradoxal de l’association de ces notions. L’enfermement, le carcéral, renvoient précisément à une présence particulièrement lourde de la matière, celle qui s’oppose concrètement à la liberté de déplacement d’un corps. Que ce soit par un mur, une chaîne, des barbelés, l’enfermement renvoie à une modalité physique de privation de liberté. Il paraît donc difficile de concevoir un enfermement intangible, une privation immatérielle de la capacité de se mouvoir. C’est pourquoi, il faut se doter d’une conception plus complexe de la virtualisation dont la dématérialisation n’est qu’un élément, tout à fait insuffisant pour en rendre compte. Il faut pour cela passer d’une approche descriptive à une approche tactique. Il ne s’agit pas de se demander à quoi la virtualisation ressemble mais à quoi elle sert. Ainsi, l’invention et les modes d’utilisation du fil de fer barbelé à partir de la fin du 19e siècle montrent que l’allègement matériel des outils de délimitation résulte d’une adaptation nécessaire à des nouveaux besoins pour la maîtrise de l’espace5. L’importance nouvelle de la mobilité mais aussi de la discrétion de l’exercice spatial du pouvoir a stimulé le développement de techniques de cloisonnement à la fois plus légères et plus efficaces que l’épaisseur statique des murs. En ce qui concerne les lieux d’enfermement, la virtualisation des techniques de cloisonnement s’inscrit dans la réalisation du projet panoptique dont il faut rappeler le principe général : obtenir le maximum d’effets de pouvoir6 sur le plus grand nombre d’individus possible pour un coût minimum grâce à une surveillance (une « inspection ») d’un genre nouveau.

La virtualisation des techniques d’enfermement répond à ce principe d’efficience de « l’inspection » et peut se décliner selon cinq exigences tactiques. La première qui vient à l’esprit est la légèreté. « Dans toutes les prisons élaborées jusqu’ici, les murs les plus épais se sont parfois révélés sans effet : avec notre plan, les plus minces seraient suffisants – fait qui doit contribuer, d’éclatante façon, à réduire la dépense de la construction7. » Les matériaux minces coûtent moins cher mais ils permettent aussi d’améliorer la surveillance – économie et efficacité8. On pourrait certes opposer à cet argument que les enceintes des prisons restent largement des « hauts murs » massifs. Or, non seulement les formes actuelles d’enfermement des individus montrent un allègement des matériaux utilisés – grillages, barbelés, caméras, systèmes automatisés de détection mais elles montrent surtout à quel point la notion de dématérialisation ne suffit pas pour rendre compte du phénomène de virtualisation. La dématérialisation n’est pas la finalité mais un moyen pour obtenir des avantages tactiques en vue de la maximisation des effets de pouvoir de l’inspection.

D’où la mobilité ou l’adaptabilité comme deuxième caractéristique expliquant la virtualisation. Le pouvoir disciplinaire repose sur l’individualisation du traitement qui doit être adapté à chaque cas et suivre l’évolution de ces cas. Cela suppose une répartition dans l’espace mais aussi l’adaptation permanente de cette répartition dans le temps. « La plus grande difficulté jusqu’à présent a été celle de distribuer les prisonniers à l’intérieur des prisons9. » Le rêve panoptique serait de faire correspondre à chaque cas un certain régime, en particulier un régime spatial et temporel.

Chaque homme, selon la différence de ses dispositions, prescrit différentes mesures de sévérité ou d’indulgence. […] Pour cela il faut faire en sorte [que l’application du principe panoptique] puisse s’étendre à chaque individu parmi les prisonniers, à chaque instant de sa vie et par conséquent à chaque portion de l’espace qui le renferme. Ce problème exige une grande variété de solutions10.

Or, il est bien évident que l’épaisseur des murs ne permet pas cette adaptation continue. Le pouvoir de l’inspection est limité par la lourdeur des moyens qu’il utilise. Autrement dit, le contrôle disciplinaire de l’espace est d’autant plus efficace que les séparations, les cloisonnements, les quadrillages qu’on lui impose sont susceptibles d’évoluer en fonction des besoins tactiques, ce qui n’est possible qu’avec les délimitations les plus légères et les plus souples. Les nouvelles technologies de surveillance et de contrôle ont permis comme un saut qualitatif dans ce domaine.

Simplement, légèreté et mobilité impliquent une troisième exigence tactique : « la plasticité ». à nouveau, si l’on a besoin de délimiter des espaces vastes, nombreux ou complexes, encadrant une multitude d’individus et ceci d’une manière variable, on ne peut le faire qu’avec des moyens légers, les plus ténus possibles. Or, plus on augmente cette légèreté, plus on diminue la solidité de la délimitation. La délimitation totalement virtualisée perdrait toute efficacité, elle n’aurait aucun effet de contrainte, ce qui est contradictoire. C’est pourquoi la virtualisation des délimitations nécessite un type de résistance tout à fait différent de la simple dureté. Abandonnant la solidité matérielle, la délimitation virtualisée trouve ailleurs sa consistance. Matériellement, cela signifie que les substances utilisées doivent moins s’opposer à la force qui veut les traverser qu’en absorber l’énergie de telle manière qu’elle s’épuise dans son propre mouvement. C’est éminemment le cas avec le fil de fer barbelé. Plus profondément, la notion d’élasticité implique que la délimitation ne cherche pas à s’opposer à la force qui tente de la franchir mais fait jouer cette force contre elle-même. Dans le projet panoptique cela se traduit par la recherche d’une influence sur « l’âme » pour contrôler les forces du corps. L’efficacité du cloisonnement n’est pas essentiellement physique mais psychique. Ce n’est pas un pouvoir sur les corps qui les empêche de s’enfuir ou de provoquer des désordres mais un pouvoir sur l’esprit. Ce pouvoir consiste dans l’intériorisation mentale de la surveillance de telle manière que, se sentant surveillé en permanence, le détenu se comporte selon les normes exigées. Plus profondément encore, le système de l’inspection peut retourner la force du détenu contre lui-même en jouant sur la nature de son intérêt.

La douceur n’est pas moins présente que la coercition ; à tel point que, vint-on à vous demander qui a le plus intérêt à souhaiter son adoption, vous seriez sans doute en peine de trancher si ce sont les malfaiteurs eux-mêmes ou ceux pour la protection desquels les malfaiteurs sont renfermés11.

Il s’agit bien de « rendre inutile l’usage des fers12 » grâce à la quatrième caractéristique de la virtualisation de l’enfermement – en fait la caractéristique première et centrale, à la fois indispensable et recherchée qui est la réactivité de la surveillance. « L’inspecteur invisible lui-même règne comme un esprit ; mais cet esprit peut au besoin donner immédiatement la preuve d’une présence réelle13. » On insiste trop souvent sur la dimension éthérée de la surveillance panoptique, tellement intériorisée par les détenus qu’elle peut fonctionner automatiquement presque sans surveillant et sans interventions concrètes. En fait, l’essentiel n’est pas là mais dans le rapport idéal entre la prégnance (psychique) et la manifestation physique du pouvoir d’inspection, entre la permanence de ses effets et la ponctualité de ses manifestations, entre l’efficacité et la dépense. Nous aurions en fait un rapport à trois termes : la répression physique, la manifestation sensible du contrôle et l’intériorisation psychique de la surveillance. Le rapport idéal entre ces trois termes dessine une pyramide. Le plus important, la base, correspond à la dimension purement psychique du contrôle des comportements qui doit être aussi étendu, permanent et intense que possible. Au milieu, se placent les rappels de la présence de la surveillance par des signaux sensibles. Un passage souvent oublié du panoptique décrit précisément le système de tuyaux qui doit pouvoir transmettre le son de chaque cellule à la tour de surveillance et l’inverse. De manière à pouvoir écouter ce que l’on voit sans être entendu, mais de manière aussi à pouvoir indiquer d’une voix sèche chaque écart à la norme. Enfin, le sommet correspond à l’exercice physique de la violence répressive sur le récalcitrant, mais il ne s’agit que d’un point sans extension dans la mesure où, théoriquement, le dispositif n’a pas besoin de l’exercice de cette violence physique14.

En dernier lieu, la gestion moderne de l’espace implique la recherche d’une économie proprement politique. D’où l’exigence tactique de discrétion. D’un point de vue opérationnel, la discrétion permet de protéger les délimitations fragiles, parce que virtualisées, des agressions. D’un point de vue symbolique, elle permet de masquer ou d’euphémiser l’exercice du pouvoir. L’objectif du panoptique est d’augmenter les effets de pouvoir aussi considérablement qu’il en diminue le coût politique. En effet, cet espace spécial est tout le contraire d’un non-lieu. D’où l’importance pour Bentham d’en organiser la « publicité », en particulier grâce aux visites régulières de la population. Le Panopticon ne devrait finalement se distinguer de l’espace public que par l’intensité particulière du fonctionnement des mécanismes disciplinaires organisant par ailleurs toute la société. Il est important de noter que toutes ces caractéristiques sont reliées et se relancent les unes les autres. La légèreté permet l’économie, la mobilité et la discrétion mais suppose la plasticité qui repose finalement sur la réactivité d’une contrainte dont l’idéal est de ne jamais avoir à s’actualiser. Et l’on voit donc que selon ces caractéristiques, il n’apparaît plus comme contradictoire de parler de virtualisation de l’enfermement, du moment que l’on ne la limite pas à une simple dématérialisation mais bien à une potentialisation de l’exercice spatial du pouvoir. L’espace aménagé de telle manière que la réaction physique du pouvoir soit inévitable en cas d’écart à la norme doit permettre une dissuasion psychique absolument efficace.

Le châtiment, même sous ses formes les plus affreuses, perd son caractère odieux lorsqu’il est dépouillé de cette incertitude sans laquelle le scélérat le plus endurci ne s’exposerait pas à ses coups15.


Si l’on accepte cette conception de la virtualisation, le placement sous surveillance électronique mobile représente une forme « d’enfermement » ou de limitation de la liberté presque parfaitement virtualisée. Premièrement, les limites des zones d’exclusion ou d’inclusion sont purement immatérielles. Elles sont découpées sans déplacer un gramme de matière. Il suffit de les tracer avec une souris sur l’écran de l’ordinateur de contrôle du pôle PSE-PSEM. Le logiciel de surveillance fournit une carte informatisée du territoire associée à une grille d’emploi du temps. Le surveillant PSE-PSEM est chargé de transcrire sur cette carte les décisions du juge d’application des peines du type : « Zone d’inclusion : Ne pas sortir du foyer [X, telle adresse] (rayon de 01 km). En semaine : avant 07h00-après 20h00. En fin de semaine et jours fériés : avant 07h00-après 21h00. Zone d’exclusion : Ne pas se rendre à : [Telle ville] (rayon de trente kilomètre autour de cette commune) » La transcription de ces obligations spatiales prend la forme d’un cercle de pixels bleus autour de l’emplacement sur la carte du foyer et d’un cercle rouge autour de la ville et de ses environs.

Deuxièmement, à chaque cas correspondent des délimitations particulières tracées sur l’espace géographique numérisé, public et privé, sans que cet espace ne soit modifié concrètement en aucune façon, il faut y insister. De ce point de vue, les possibilités d’individualisation des contraintes spatiales sont nombreuses l’interdiction de tout le territoire sauf une ville l’interdiction de multiples lieux dans une ville plus l’obligation de résidence dans un foyer – la seule interdiction de s’approcher du domicile de la victime à l’autre bout de la France etc. Par ailleurs, il est possible de modifier ces zones ou d’en ajouter de nouvelles en quelques clics de souris (bien que cela suppose une décision judiciaire). Il n’y a presque aucun frein technique à la mobilité ou l’adaptabilité des délimitations informatisées avec une vitesse quasi instantanée pour un coût nul.

Troisièmement, l’efficacité de l’interdiction ne dépend absolument pas d’une quelconque résistance de matériaux puisque rien de physique n’empêche d’entrer ou de sortir des zones définies. Ces délimitations sont en quelque sorte indestructibles parce qu’il n’y a rien à détruire. Leur « solidité » dépend de l’intériorisation de ses obligations par le placé qui n’a pas intérêt à les outrepasser sous peine de voir sa mesure révoquée et donc d’être réincarcéré. D’une manière analogue au principe du Panoptique, les limites dématérialisées tiennent leur consistance de la simple possibilité de l’action matérielle du pouvoir sous la forme de l’enfermement derrière les murs concrets de la prison. La violence virtuelle est une potentialisation de la violence physique qu’on appelle plus communément une menace.

« Il sait ce que c’est que la taule, il n’a pas envie d’y retourner, vraiment ! Là, il est allé huit jours… Il a perdu cinq kilos en huit jours. Ha oui ! Complètement ! Il a été extrêmement mal d’y retourner, très mal ! Heu ! Tout ça, ça travaille dans le bon sens » (Conseiller d’insertion et de probation, CIP)16

Quatrièmement, l’efficacité du dispositif repose sur la réaction automatique de la surveillance. Il s’agit d’abord d’une alarme sonore du récepteur portable (assortie d’un message visuel sommaire) puis, si l’individu possède un portable, d’une demande d’explication téléphonique, enfin, s’il ne rejoint pas une zone autorisée, de l’alerte des forces de l’ordre qui le recherchent comme un évadé, aidées par les informations du dispositif de géolocalisation. Cette « riposte graduée » est intégrée par un individu qui se sait surveillé (ou plutôt localisé) en permanence de telle manière qu’il ne puisse oublier cette surveillance et donc qu’il ne puisse douter de la réaction physique du dispositif.

Enfin, non seulement la fermeture de ces zones est discrète mais elle est tout simplement invisible. Elle n’existe que pour la personne qui porte le bracelet sous la forme de la représentation qu’il s’en fait et, plus concrètement, d’un signal sonore d’avertissement lorsqu’il franchit un seuil prohibé. Le bracelet lui-même se cache relativement facilement sous les vêtements. Le récepteur portable n’est pas identifiable quant à sa fonction, du moins pour l’instant. Ainsi est-il possible d’exercer une violence spatiale concrète, c’est-à-dire le contrôle des déplacements d’un corps, sans que cette violence ne puisse être perçue ou montrée à travers les outils qui la permettent. Les murs de la prison ou, mieux, le barbelé, pouvaient adéquatement symboliser la violence de l’incarcération. Le banal récepteur GPS ou même le bracelet en plastique ne représentent en aucun cas la spécificité d’une « incarcération virtuelle ». D’autant plus que le perfectionnement des technologies utilisées ne va cesser d’alléger les référents matériels de ce contrôle psychique.


2. La virtualisation et l’effet panoptique

« à tout instant, ayant motif de se croire surveillé, et n’ayant pas les moyens de s’assurer du contraire, il croie qu’il en est ainsi17. » La fonction du panoptique est d’assurer « l’omniprésence apparente de l’inspecteur18. » Une surveillance classiquement comprise, c’est-à-dire un regard direct sur l’objet surveillé, ne peut pas être réellement totale dans la mesure où il existe toujours des angles morts, des zones d’ombre. Ces défauts de la surveillance, c’est-à-dire la capacité du surveillé de cacher quelque chose, sont d’autant plus importants que celui-ci possède des informations sur le dispositif de surveillance. Au plus simple, s’il peut observer lui-même le surveillant qui le regarde, il peut profiter de la moindre de ses défaillances. Plus il connaît le fonctionnement exact du dispositif ses zones d’action et sa temporalité, ses procédures et ses limites – plus il peut en exploiter les failles. L’idée architecturale du « voir sans être vu » consistait donc à priver le surveillé de toute information exploitable sur le fonctionnement de l’inspection. Elle consiste à créer la plus grande dissymétrie de connaissances possible : tout d’un côté, rien de l’autre.

Dans le panoptique architectural, cette dissymétrie de la connaissance est produite par la création d’une optique artificielle dont le secret est essentiellement de permettre un regard indirect. Mais il s’agit toujours de rayons de lumières, ou d’ondes sonores, qui assurent malgré tout un « contact » physique entre le surveillé et le surveillant. Cela signifie que le surveillé sait quelles informations il donne, puisqu’il s’agit de ce que son corps laisse à voir, et à entendre. Il sait aussi comment cette information est reçue et traitée puisque le surveillant n’a jamais que des yeux, et des oreilles, comme les siens, il est sur le même plan de réalité.


Avec la surveillance électronique et le dépassement de l’optique, la dissymétrie d’information passe un cran. Il ne s’agit pas simplement de créer un différentiel sur le même plan, c’est-à-dire la circulation de la lumière ou du son, mais de créer un saut d’un plan à un autre, du plan physique de la perception au plan informationnel de signaux numériques. Le dispositif technique s’interpose entre le surveillé et le surveillant, il traduit des éléments d’un comportement en informations digitales perçues par un inspecteur absent de la scène qu’il observe. En plus de la certitude panoptique d’être observé, la surveillance électronique crée une incertitude sur la nature de cette observation. La notion d’intériorisation de la surveillance doit donc être précisée.

Déjà, l’effet psychologique recherché par le panoptique architectural est en fait plus intense qu’une simple intériorisation, il s’agit de produire une forme de « paranoïa » de la surveillance, c’est-à-dire la croyance non rationnelle d’être observé en permanence par une instance malveillante (du moins pour celui qui voudrait contrevenir aux normes de comportement exigées). La surveillance électronique, quant à elle, semble favoriser chez certains un fort sentiment de persécution. Les placés n’ont qu’une idée très vague de la puissance réelle du dispositif. De ce fait, ils ont évidemment tendance à imaginer une surveillance beaucoup plus étendue qu’elle ne l’est réellement.

« Je connaissais le fonctionnement, au fur et à mesure, du matériel. Et donc, cela a permis de pouvoir respecter les interdictions que j’ai rapport à certaines choses, que je ne dois pas aller dans les jardins publics par rapport à mon affaire et tout ça. […] Dans les jardins publics, je ne dois pas y aller, donc, automatiquement ça se déclenche, voilà ! » (Placé)

Inutile de dire que ce n’était pas le cas, il reste techniquement très difficile de définir chaque jardin public d’une ville comme zone d’exclusion. Pourtant, personne n’a détrompé ce placé. Cet avantage tactique propre au dispositif technique ne peut qu’être instrumentalisé par les agents chargés du suivi (Conseillers d’insertion et de probation et surveillants PSE-PSEM), quelle que soit par ailleurs leur bonne volonté.

« La zone d’inclusion, c’est chez lui. […] Il a 160 mètres autour, ce qui est beaucoup. […] On vient de le découvrir, justement, à la faveur de la deuxième enquête de faisabilité à son nouveau domicile. […] Cela veut dire que, même chez lui, il peut aller chercher le pain si c’est en face, quoi ! Vous voyez ? Lui, il n’en sait rien. Et ce n’est pas plus mal ! » (CIP)


Pourtant, il ne faut pas surévaluer chez Bentham l’affirmation selon laquelle le panoptique pourrait fonctionner même sans personne dans la tour centrale parce que la surveillance est intériorisée par les détenus. Il s’agit là d’un exemple limite, d’un point idéal, qui permet à Bentham d’exprimer l’essence de son projet qui est d’exercer un pouvoir sur l’esprit. Il insiste par ailleurs sur le fait que, concrètement, les détenus devraient être réellement sous surveillance la plus grande partie possible du temps. « Plus un individu donné se trouvera, à un moment donné, sous surveillance, et d’autant plus fort, d’autant plus intense sera son sentiment qu’il en est ainsi19. » Car, même dans le cercle panoptique, certains pourront échapper à la vigilance des gardiens pendant quelques instants. Et alors, « l’expérience, nourrie d’abord de légères transgressions, et se développant, à proportion de ses succès, vers des actes de plus en plus considérables, ne peut manquer de lui enseigner la différence entre une surveillance relâchée et une surveillance stricte20. »

Or, l’inspection panoptique telle que la rêvait Bentham est techniquement réalisée par la surveillance électronique (particulièrement le PSEM). En amont de l’intériorisation de la surveillance par le placé qui en étend mentalement les effets (« l’omniprésence apparente »), le dispositif technique permet effectivement de ne pas le « perdre de vue », d’en enregistrer tous les déplacements et de signaler automatiquement tous les écarts, c’est-à-dire d’assurer la « présence réelle21 » de l’inspecteur. L’automatisation psychique du fonctionnement du pouvoir de surveillance est ici redoublée, toujours déjà vérifiée par son automatisation technique, non pas parfaite – il reste des « zones d’ombres » mais considérablement plus aboutie que sous sa forme architecturale.

Par ailleurs, Bentham insiste sur la nécessité de rappeler régulièrement la présence de l’inspecteur, par la voix ou la réaction physique. Le PSEM ne cesse ainsi de se manifester à l’attention du placé de telle sorte qu’il peut difficilement en oublier la présence, ce qui en assure la prégnance. Le placé est concrètement le « porteur » de « la situation de pouvoir » sous la forme du bracelet à sa cheville et du récepteur qu’il doit garder sur lui d’une manière précise (à la ceinture ou en bandoulière). Le récepteur émet de nombreuses alertes sonores qui ne sont pas nécessairement dues à des manquements, en particulier lorsqu’il y a une perte de signal (parkings souterrains, centres commerciaux, cinémas etc.). Il faut aussi être attentif aux différentes informations émises par le boîtier de manière à y répondre rapidement. Il faut le recharger régulièrement. Toutes ces contraintes qui ne sont pas légales mais afférentes à la contrainte légale principale du port du bracelet, et dont certaines sont même de l’ordre du dysfonctionnement, ont pour effet de manifester la « présence réelle » de l’inspecteur. 

« Je réussis cette discipline, oui ! J’ai réussi à… Quand… Mettons, ça se déclenche. Ben ! La première chose que je fais, je dis : « Ho ! Attention ! » J’essaye de pas le déclencher. On ne peut pas toujours, hein ! Ça se déclenche des fois, quand je l’ai dans ma poche. Ben ! Des fois ça se déclenche aussi alors que ça devrait pas. Je suis allé dehors, ça se déclenche. Alors ça colle pas et c’est pour ça qu’il y a certaines petites contraintes qu’il faut faire gaffe. […] Il faut être attentif. » (Placé)

Ici apparaît une nuance importante de la virtualisation de l’exercice du pouvoir comme dématérialisation, disparition des contraintes matérielles. L’effet psychique du PSEM est indissociable de sa présence physique, de sa matérialité et de son « poids ».

« Je ne sais pas jusqu’à quel point ça ne devient pas une prothèse. Quand on parle d’intériorité du dispositif avec les horaires, avec les zones d’exclusions. C’est, sans doute, intériorisé mentalement, sans doute pour lui. C’est comme ça que ça peut… ça ne peut fonctionner que comme ça. Et je crois qu’il y a un rapport avec l’appareillage aussi qui est tel qu’il doit faire partie intégrante, ou pas loin, du corps. Ça fait plus d’un an qu’il est avec le bracelet. » (chef de service d’insertion et de probation, CSIP)


« Être incessamment sous les yeux d’un inspecteur, c’est perdre, en effet la puissance de faire le mal, et presque la pensée de le vouloir22» La finalité du panoptique n’est pas essentiellement répressive. Il ne s’agit pas de combattre ou même d’empêcher l’action d’un individu mais de faire qu’un certain type d’action n’ait pas lieu parce qu’il est impossible d’en former le projet. Cet effet préventif est obtenu grâce à un jeu sur le calcul d’intérêt effectué par l’individu comme sujet rationnel. Quel est l’intérêt du détenu ? De s’affronter pour chaque écart à une répression physique rendue inévitable par le dispositif ou de profiter de la « douceur » de son fonctionnement normal ? Le dispositif panoptique a pour fonction de capturer ce jeu d’intérêt par le jeu de l’inspection.

En termes benthamiens, tant que la surveillance est imparfaite, l’individu conçu comme sujet rationnel effectue nécessairement un calcul de risque pour chaque action qu’il veut mener. Il se demande s’il vaut le coup de tenter ceci ou cela. De ce fait, le dispositif de contrôle reste dans un rôle répressif, celui de sa capacité à empêcher cette action. Il y a une opposition entre « la puissance de faire le mal », c’est-à-dire la volonté de l’individu potentiellement maligne, et le pouvoir du dispositif disciplinaire pour empêcher ce passage à l’acte. Par contre, si l’inspection est parfaite, c’est-à-dire si le détenu comme individu rationnel a la certitude d’être pris, non seulement il est empêché d’agir mais il n’a plus aucune raison de se demander si cela vaut le coup. On ne peut même plus dire qu’il y a opposition entre le surveillé et le surveillant puisque le surveillé ne peut qu’accepter, en tant qu’être rationnel, le fonctionnement du dispositif.

à un premier niveau, il s’agit d’une simple conformité à la norme induite par la certitude de la réaction répressive.

« Si vous voulez, dans cette période d’essai, dans cette période d’un an avec le bracelet, j’ai eu un petit problème avec le [responsable du foyer]. On s’est un peu engueulé tous les deux et je suis reparti en maison d’arrêt le mercredi après-midi et je suis revenu le jeudi matin. […] Donc, en maison d’arrêt, ils m’ont enlevé le bracelet. […] Et puis, c’est le surveillant du [centre pénitentiaire] qui est revenu, qui me l’a rebranché. […] II m’a dit : « Maintenant, à vous de faire attention à ce que vous faites. » Il m’a dit : « Pas d’erreur parce qu’autrement direction…. Vous repartez, vous revenez chez nous ! » […] Je me suis dit en moi-même : « Ouf ! Je l’ai récupéré, je suis dehors maintenant. C’est à moi de faire attention de ne pas renouveler l’expérience de retourner en maison d’arrêt ! » (Placé)

à un second niveau, qui représente la vraie finalité panoptique, il s’agit d’obtenir une adhésion à l’existence même du dispositif d’inspection. Chez Bentham, la finalité du panoptique est le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Bien sûr, le bonheur des détenus « irrécupérables » peut tout à fait être sacrifié, sans excès inutile toutefois, mais pour les autres, la fonction correctrice du panoptique consiste bien à « réformer les mœurs des personnes détenues, afin que leur retour à la liberté ne soit pas un malheur, ni pour la société, ni pour eux-mêmes23. » Dès lors que les effets de l’inspection sont orientés vers le bonheur des individus surveillés, il n’est plus simplement question de se conformer à la norme par impuissance tout en restant rétif pour soi, mais d’identifier son intérêt avec le fonctionnement du dispositif dans la mesure où il n’est plus possible d’en concevoir la différence.

« Si on travaille, […] dès qu’on a fini le boulot, hop ! On rentre, mais là on ne peut pas dire : « Tiens, on va faire un tour en ville ! » Ben ! Non ! On ne peut pas. […] Puis là, ça n’irait pas. On donnerait de mauvaises habitudes, ça n’irait pas, il faut respecter les… On nous fait confiance, il faut que nous on puisse dire : « Voilà ! On mérite la confiance quoi ! » » (Placé)


Le but du Panoptique était de « rendre inutile l’usage des fers24 » et par extension de permettre une forme de sanction non afflictive, presque non punitive. Une forme de traitement qui pourrait modifier les individus sans utiliser la torture, par un jeu sur leur esprit via un contrôle doux sur leurs corps. Pourtant, en 1819, déjà, la philanthropie de la Société royale des prisons tend à rejeter l’organisation panoptique par respect pour la priorité donnée à l’amendement. « Sans doute, l’inspection est plus facile mais elle est aussi, pour le détenu, plus pénible, plus gênante, plus honteuse : il ne peut un moment se dérober à cette contrainte fatigante : il doit s’habituer à un système continuel d’hypocrisie ou de préoccupation25. ». Le Panoptique, s’il permet d’éviter les fers, possède sa propre pénibilité, plus difficile à saisir et à se représenter de par la virtualité de son action.

Il s’agit d’abord d’une souffrance que l’on dit volontiers psychique mais qui se manifeste bien par une douleur physique que l’on appelle communément le stress. Le stress lié à « l’omniprésence apparente » de l’inspecteur.

« Alors, c’est quelqu’un d’assez anxieux à la base, donc du coup, il regarde presque toutes les cinq minutes pour voir s’il ne l’a pas perdu, quoi ! […] Il a du mal à être serein avec ça parce qu’il a toujours l’impression qu’il l’a perdu, qu’il va se faire appeler, que les gendarmes vont venir ! » (CIP)

Il s’agit aussi du stress lié à la menace permanente de la répression, c’est-à-dire, pour le placé, de la prison.

« C’est cela qui est stressant. Il faut toujours se justifier parce qu’on arrive en retard [la personne interrogée simule un dialogue avec le surveillant PSE-PSEM] : « Ben ouais mais j’étais là » « Ha ! Oui ! Mais vous savez que vous avez des heures ? » « Ben ! Oui ! Mais, écoutez ! On est parti un peu en retard, c’est tout. Je ne vois pas ce qu’il y a de mal, quoi ! « Ben, non mais c’est la juge qui décide. » […] Bon ! Jusqu’à maintenant, j’ai quand même esquivé deux réincarc… réincarc… réincarc… Bon ! Ho ! je vais y arriver ! Réincar… heu… »
– Q :
« cération ? » – R : « Merci ! » (Placé)

Ce stress est accentué par la création de situations d’urgence dues au dispositif de contrôle et qui induit des comportements d’affolement, si ce n’est parfois de panique.

« Ben ! Pour les horaires. Quand je suis au travail, bon ! Ben ! Je me dis : « Il faut que tu rentres… » Comme hier, j’ai eu un problème parce qu’il a fallu que j’intègre les heures de travail par rapport à mon… Comme il n’y avait pas de train, je me suis dit que j’allais faire du stop et, en fin de compte, je me suis retrouvé que je suis rentré un peu tard, quoi ! » (Placé)

L’inspection permanente liée à des obligations spatiales et temporelles, non pas en détention mais dans le milieu « libre », produit une intensification importante du stress de la vie quotidienne. Elle produit des situations d’urgence dramatisées par la menace d’incarcération. Finalement, elle induit une pression psychique continue qui peut faire craquer des individus déjà fragiles. « On voit bien que c’est quelqu’un qui veut toujours bien faire et voilà… Il faudra voir l’impact psychologique… De toute façon, on les rend encore plus fous, peut être… Ha ! Ha ! Ha ! » (CIP)

Mais cette pénibilité toute particulière, toute spirituelle, du « châtiment » n’est peut-être finalement que la « véritable » modernité de la peine telle que la technologie permet enfin d’en approcher la pureté. C’est ce que Bentham affirme avec une force ambiguë qui ne peut que troubler26 et que Tocqueville exprime avec la plus grande clarté.

L’intérieur des cellules de Philadelphie nous a présenté un coup d’œil absolument nouveau et plein d’intérêt. Le détenu qui y est renfermé jouit en général d’une bonne santé, il est bien vêtu, bien nourri, bien couché, il trouve à sa portée des biens physiques qu’il n’a jamais rencontrés dans le monde, il se plaît à le reconnaître lui-même. Et cependant il est profondément malheureux ; le châtiment tout intellectuel qui lui est infligé, jette au fond de son âme une terreur plus profonde que les chaînes et les coups. N’est-ce point ainsi qu’une société éclairée et humaine doit vouloir punir ? Ici la peine est en même temps la plus douce et la plus terrible qui ait jamais été inventée. Elle ne s’adresse qu’à l’esprit de l’homme mais elle exerce sur lui une incroyable emprise27.



1Sur ce sujet voir, en particulier, Bastien Quirion, « Traiter les délinquants ou contrôler les conduites : le dispositif thérapeutique à l’ère de la nouvelle pénologie », Criminologie, vol. 39, n°2, 2006, pp. 137-164

2Georges Fenech, Le placement sous surveillance électronique mobile, Ministère de la Justice, 2005, p. 15. Il s’agit de la reprise rapide dans l’introduction des arguments d’Antoine Garapon, utilisant, lui-même rapidement, les concepts de Foucault et de Deleuze dans sa participation au rapport. Il faut malgré tout indiquer que certains textes de Deleuze encouragent ce type de lecture « post-disciplinaires » louant le décloisonnement et la libération des flux prétendument permis par les nouvelles technologies. C’est en particulier le cas du célèbre « post-scriptum sur les sociétés de controle » publié dans Pourparlers, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 240-247. Le PSEM est, au contraire, un cas exemplaire d’articulation de la loi, de la discipline et du contrôle (ou de la « sécurité ») comme technologies distinctes d’application du pouvoir.

3Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Tel, 1975, pp. 234-235

4Cette « enquête de philosophie pénale » a donné lieu à la rédaction d’un rapport de recherche plus vaste intitulé : Le Placement sous surveillance électronique mobile : un nouveau modèle pénal ? Ce travail effectué entre 2008 et 2010 au sein du Centre interdisciplinaire de recherches appliquées au champ pénitentiaire (CIRAP) à l’Ecole nationale d’administration pénitentiaire d’Agen est librement téléchargeable : www.enap.justice.fr/files/Rapport_PSEM_avril2011.pdf

5Voir Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Flammarion, Champs essais, 2009

6« De se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer tout ce qui les environne, de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper ni contrarier l’effet désiré. », Jeremy Bentham, Le Panoptique, Belfond, Collection l’échappée, 1977, p. 4 du mémoire publié sur l’ordre de l’Assemblée nationale française

7Ivi, p. 115

8Ainsi, « les cellules sont ouvertes du côté intérieur, parce qu’un grillage de fer peu massif les expose en entier à la vue. » Jeremy Bentham, p. 7 du mémoire

9Ivi, p. 30 du mémoire

10Ivi, pp. 17 et 18 du mémoire

11Ivi, pp. 115-116

12Ivi, p. 116

13Ivi, p. 8 du mémoire

14Il serait tentant ici de percevoir l’articulation de ces trois modalités d’action à l’image de la tripartition que Foucault opère dans Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Gallimard/Seuil, Hautes études, 2004. La pointe du triangle serait le châtiment de la loi, le milieu représenterait les incessants rappels à l’ordre de la discipline et la base du triangle l’intériorisation du contrôle. Ce qui ferait du Panopticon un dispositif hybride parfaitement exemplaire de la modernité.

15Ivi, p. 116

16Les extraits d’entretiens sont issus de l’enquête déjà nommée. Les conseillers d’insertion et de probation (CIP) sont des personnels de l’administration pénitentiaire française chargés, entre autre, du suivi des personnes en « milieu ouvert ».

17Jeremy Bentham, op.cit., p. 98

18Ivi, p. 111

19Jeremy Bentham, op. cit., p. 110 « Ce qui, ici, n’est pas moins important, c’est que, pendant la plus grande proportion de temps possible, chaque individu soit en fait sous surveillance. Il en découle que dans toutes les applications du principe, l’inspecteur peut avoir l’assurance que la discipline a précisément l’effet qui lui est assigné. », ivi, p. 109

20Ivi, p. 110

21Ivi, p. 111

22Jeremy Bentham, op. cit., p.8 du mémoire

23Jeremy Bentham, op. cit., p. 6 du mémoire

24Jeremy Bentham, op. cit., p. 116

25Laborde, Rapport à S.E. Le ministre de l’intérieur sur les prisons de Paris et sur les améliorations dont elles sont susceptibles, cité par Catherine Duprat dans Michelle Perrot, L’impossible prison, Seuil, L’univers historique, 1980, pp. 98 et 99

26« Confiné dans une de ces cellules, son moindre geste, la moindre expression de son visage captés à tout moment, quelle raison invoquerait-on pour soumettre à [la rigueur des fers] même le scélérat le plus furieux ? Ayant toute liberté de mouvements dans l’espace qui lui est alloué, que pourrait-il faire de pire pour passer sa rage que de se jeter le crâne contre les murs ? Et qui d’autre que lui aurait à pâtir de ce déchaînement de violence ? Il ne pourrait être gênant que pour l’ouïe (gêne à laquelle, au demeurant, les fers sont bien incapables de remédier) et, alors, s’il ne veut point se rendre à la raison, le bâillon suffirait à le réduire au silence – tout à la fois méthode naturellement efficace et châtiment, dont la seule perspective serait probablement assez puissante pour qu’elle n’ait pas à être appliquée. » Jeremy Bentham, op.cit., p. 116

27Alexis de Tocqueville cité dans Michelle Perrot, Les ombres de l’histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Flammarion, Champs, 2003, p. 152